Entre la surface et le sens – Que voit-on dans les œuvres de Thilo Westermann ?
On y voit tout d’abord l’aboutissement d’un processus créatif qui a évolué progressivement et durablement avec le temps. Explorant aussi bien les relations entre forme, contenu, support et matière que la façon dont l’artiste interfère avec ces relations, ces œuvres se distinguent par leur qualité esthétique et la complexité des concepts auxquels elles renvoient. Leur apparence immaculée résulte de plusieurs étapes de travail particulièrement minutieuses et reflète une parfaite maîtrise de la technique, une grande finesse d’analyse et une dextérité exceptionnelle. Confronté à ces œuvres impeccables et d’une pureté cristalline, on a l’impression d’être devant le résultat d’une génération spontanée. Un magnétisme irradie de ces œuvres soigneusement polies, qu’on aimerait caresser, tant leurs images-dans-l’image évoquent un objet du désir semblable à ces élégantes beautés iconiques qu’on peut voir sur la couverture des magazines de mode. Mais en même temps qu’elles attirent la main qui veut les toucher, elles la repoussent, comme si leur champ magnétique s’inversait soudain. Par leur surface polie, les œuvres de Westermann restent ainsi hors de portée, précisément du fait de leur caractère illusoire, allusif et fugace.
« En m’intéressant à la peinture sous verre, j’ai découvert que la vitre révèle l’image sans qu’il soit possible de la toucher. L’image est ainsi protégée en même temps qu’exposée, comme si elle était présentée dans la vitrine d’un magasin ou d’un musée. »1
Que voit-on en fait dans ces œuvres sous verre ? Cette question ne saurait, bien sûr, souffrir une réponse unique, ce qui ne signifie pas pourtant pas qu’on ne puisse ni ne doive y réfléchir. Le nombre de réponses possibles étant quasiment infini, on pourrait dresser une liste – fort longue et très intéressante, par exemple dans le livre d’or d’un musée –, de toutes les interprétations que les visiteurs pourraient faire des œuvres de Westermann. Tel est donc l’objectif de cette contribution au présent catalogue d’exposition : poser sur la production de l’artiste le regard particulier d’une spécialiste universitaire de l’histoire de l’art d’Extrême-Orient, et plus précisément des arts décoratifs chinois.
Comme le reconnaîtront aisément les visiteur·se·s de l’exposition les moins familiarisé·e·s avec ce type d’œuvres, il existe des liens entre l’art chinois et la production de Thilo Westermann, puisqu’elle reprend de manière explicite nombre de sujets, de symboles, de matériaux et de types d’objets d’origine chinoise. On trouve en effet sur les œuvres sous verre les plus connues de l’artiste des représentations d’orchidées et de pivoines souvent associées à des récipients en céramique de style chinois, ainsi que des thèmes classiques tels que le bambou, les pierres de lettrés ou un décor de vase figurant des personnages avec des récipients chinois en arrière-plan.
Compte tenu de ces liens interculturels évidents, j’entends esquisser une interprétation des œuvres sous verre de Westermann à partir de l’histoire de l’art chinois. Il ne s’agira pas ici de commenter les thèmes chinois largement utilisés par l’artiste, ce qui pourrait pourtant très bien se faire en analysant leur symbolisme et leur place dans l’iconographie traditionnelle.2 L’interprétation se basera plutôt sur un type de produits particulier aux arts décoratifs chinois traditionnels, les miroirs en bronze (tongjing, 銅鏡), afin de souligner les parallèles avec certaines caractéristiques matérielles, esthétiques et conceptuelles propres aux œuvres sous verre de Westermann.3 Les miroirs en bronze bifaces de la Chine ancienne, dont l’aspect changea en fonction de l’évolution des techniques de moulage, permettront d’aborder les œuvres de l’artiste sous une perspective fragmentaire, tout en soulignant les caractéristiques et l’importance de ces deux types de produits en tant que dispositifs de réflexion et de projection permettant d’envisager, d’imaginer et de façonner notre propre identité.
L’expression « perspective fragmentaire » est employée à dessein car il ne sera question ici que de formuler un point de vue particulier parmi d’autres. Le choix des miroirs en bronze est en effet parfaitement arbitraire, divers autres types d’objets spécifiques aux arts décoratifs chinois pouvant pareillement être utilisés pour aborder l’œuvre de Westermann. Cela déborderait toutefois du cadre imparti au présent article, qui permettra néanmoins d’aborder différents thèmes pouvant faire l’objet d’autres articles à l’avenir.4 Si la perspective choisie est fragmentaire et donc arbitraire, elle n’en est pas pour autant injustifiée car les miroirs en bronze chinois et les « miroirs » de Thilo Westermann ont deux caractéristiques en commun : une image fixe au verso et un reflet toujours changeant au recto. L’interaction entre ces deux aspects est évidente lorsqu’on juxtapose deux œuvres particulières : d’une part « Bougainvillea » et « Vanda coerulea » chez un collectionneur, Maremme 2016 (2017), photomontage sur lequel se reflète l’image du photographe ;5 d’autre part l’un des plus anciens miroirs chinois en bronze, dont le verso figure un visage dont les yeux grands ouverts semblent nous fixer. Chacune à sa manière, ces deux œuvres répondent au regard qu’on porte sur elles et le reflètent.
Origine des miroirs chinois en bronze
Dès les années 1950, un anthropologue occidental a pu écrire à propos des miroirs chinois en bronze : « Soulignons qu’à la grande époque – entre la fin de la dynastie des Tcheou et sous la dynastie Tang (vers 550 av. J.-C.–900 apr. J.-C.) –, les miroirs chinois en bronze n’étaient pas véritablement des miroirs au sens où nous l’entendons aujourd’hui. Ils pouvaient bien sûr être utilisés pour la toilette, mais leur fonction première était d’ordre rituel et magique, tandis que leurs ornements avaient une signification symbolique en rapport avec cette fonction. »6
Bien que l’origine de ces miroirs reste controversée, on sait qu’ils furent produits en grande quantité durant la période des Royaumes combattants (475– 221 av. J.-C.),7 époque à laquelle la fonction de tous les objets en bronze évolua considérablement : d’instruments rituels utilisés lors de cérémonies par les dynasties Shang et Zhou occidentale, ils devinrent alors des produits de luxe, l’expression d’un raffinement esthétique et d’une position sociale supérieure. En ce qui concerne les miroirs, cette évolution reflétait un nouveau rapport à soi et une plus grande attention portée à l’apparence physique.8 Et au fil des millénaires, qui virent de nouveaux pics de production et de commercialisation sous les dynasties Han (206 av. J.-C.–220 apr. J.-C.) et Tang (618–907), les miroirs en bronze firent l’objet d’un commerce mondial, la province côtière du Zhejiang (sud-est de la Chine) en devenant le principal producteur pour le marché intérieur et l’exportation.9 Répondant au goût pour ce qu’on qualifie aujourd’hui d’« antiquités », ces miroirs en bronze étaient alors appelés « miroirs anciens » (gujing, 古鏡), ce qui permettait de les distinguer des miroirs en verre modernes.10
On notera que dans le contexte chinois, les différences entre les miroirs en ce qui concerne le format, la fonction et la signification étaient étroitement liées à leur valeur symbolique en tant que « métaphores puissantes et durables », les formes rondes, principalement associées à la lune, « renvoyant à la lumière, à la perception de soi, à la perspective et aux sentiments ».11 Costello ajoute pour sa part : « Captant des reflets jusqu’alors visibles uniquement à la surface des eaux calmes, les miroirs avaient une fonction à la fois pratique et rituelle. Leur surface réfléchissante était déjà utilisée pour la toilette et, très tôt, les artisan·e·s se mirent à produire des miroirs convexes capables de réduire la taille du visage afin de le voir en entier. »12
On peut dès lors concevoir que la personne découvrant son image dans un miroir l’associât – consciemment ou non – à la lune, à l’eau ou même au Ciel, l’imagination brouillant ainsi la perception de soi.13 Aux réflexions suggérées par le reflet du visage venaient vraisemblablement s’en ajouter d’autres lorsque la personne tenant le miroir le retournait : alors que le recto a été soigneusement poli afin de créer une surface réfléchissante, le verso s’agrémente, dans le cas des miroirs en bronze les plus anciens, de motifs décoratifs symboliques.14 Ce qui permet à Cammann d’affirmer : « Pour les ancien·ne·s Chinois·es, l’important était la signification des motifs au dos du miroir, tandis que l’habileté et la subtilité de leur exécution garantissait leur efficacité ».15
Divers·es historien·ne·s de l’art se sont penché·e·s sur la richesse et la complexité des décors, techniques et matériaux typiques des miroirs en bronze chinois. Outre la pièce mentionnée ci-dessus figurant un visage, citons les splendides pièces contemporaines des dynasties Xia (vers 2070–1600 av. J.- C.), Shang (vers 1600–1046 av. J.-C.) et Song du Nord (960–1127 apr. J.-C.) aujourd’hui conservées au Tsinghua University Art Museum (TAM) de Pékin. Ces miroirs, généralement pourvus d’une poignée dans laquelle on pouvait passer un cordon, s’agrémentent au verso d’une grande variété de motifs décoratifs et scripturaux : formes géométriques et ornementales, éléments cosmologiques, inscriptions à connotation propitiatoire, superstitieuse ou cultuelle, décors peints polychromes, symboles représentant des fleurs, des plantes, des animaux et des créatures mythologiques de bon augure, thèmes religieux empruntés à l’iconographie bouddhiste et taoïste. J’aimerais ici attirer l’attention sur un exemple datant de la dynastie des Song du Nord, qui se distingue non seulement par sa forme rectangulaire et la complexité de son décor et de sa technique de moulage révélée par une impression au tampon encreur, mais aussi par un motif décoratif qu’on retrouve dans les œuvres de Westermann, à savoir des pivoines en fleurs.
Les progrès technologiques réalisés aux différentes périodes de l’histoire de la Chine permirent une sophistication croissante des décors, qui purent dès lors inclure des motifs repoussés, des incrustations d’or et d’argent ainsi que d’autres matériaux précieux tels que la turquoise, la nacre et la laque. Particulièrement florissantes entre la période des Royaumes combattants et la dynastie Tang, la production et la diffusion des miroirs en bronze, véritable tradition indigène, entama son déclin à la fin de la dynastie Ming (1368–1644), alors que d’autres articles tels que la calligraphie, les rouleaux peints, les albums et les éventails se diversifiaient et acquéraient une dimension emblématique pour devenir des objets précieux et recherchés en tant qu’expression d’un certain statut social et vecteurs de la culture populaire du début de l’ère moderne.16 C’est ainsi que les miroirs en bronze furent « lentement supplantés par des miroirs en verre venus de l’autre bout du monde ».17 Étant donné que « les produits importés en Chine à la fin de la période Ming arrivaient sur un marché parfaitement en mesure d’absorber les nouveautés »,18 l’industrie du verre locale devint florissante dès le début de la dynastie Qing (1644– 1911), sa production s’écoulant alors aussi bien à la Cour impériale que dans les milieux populaires. Cette large diffusion des objets en verre, notamment les miroirs et les peintures sous verre, reflète la valeur de prestige inhérente à ces produits ainsi que leur attrait en tant que symboles de la culture matérielle à l’époque où la Chine s’ouvrait à l’Occident.19
Contexte et fonctions : entrevoir le passé dans les portraits
Trois rouleaux suspendus datant des dynasties Ming et Qing, conservés au département de Peinture du TAM, illustrent parfaitement la fonction et la signification que les miroirs pouvaient avoir pour les fabricant·e·s et la clientèle des divers groupes socioculturels de la Chine ancienne. Les deux premiers rouleaux figurent des personnages et sont des « portraits de belles dames » (meirenhua, 美人畫), genre particulièrement en vogue à la fin de la dynastie Ming et durant la période Qing, caractérisé par la représentation idéalisée de femmes vertueuses et séduisantes d’origine noble ou impériale. Le plus récent de ces deux rouleaux est une œuvre de Ren Xun 任熏 (1835–1895) intitulée Portrait d’une dame (Shinü tu, 仕女圖) et figurant une jeune femme noble assise à sa coiffeuse. Les objets en jade visibles sur la table et le haut guéridon à l’arrière-plan témoignent de son haut statut social, tandis que le mobilier en bambou et en racines d’arbre reflète son goût pour la mode de l’époque. Il en va de même du miroir ovale placé sur la coiffeuse, qui n’est pas en bronze, à l’ancienne, mais en verre, c’est-à-dire moderne. Au lieu de s’y mirer, la dame nous regarde d’un œil enjôleur, le miroir étant ainsi présenté comme un simple article de toilette flattant la vanité, fonction qu’il a également pour nous.
L’exemple plus ancien, Portrait d’une dame au miroir (Chi jing shinü tu, 持 鏡仕女圖), est une œuvre de Chen Hongshou 陳洪綬 (1599–1652) réalisée au milieu du XVIIe siècle. Contrairement au premier rouleau, la dame y est représentée debout, dans un environnement naturel composé de rochers et d’arbres en fleurs. Elle tient un miroir en bronze en forme de fleur, doté d’une poignée lobée et patiné en bleu-vert au cours des siècles. Au lieu de se regarder dans le miroir ou de pointer son regard sur nous, la dame fixe quelque chose au loin et paraît plongée dans ses pensées, se remémorant peut-être un évènement passé. Son expression mélancolique, associée au caractère intimiste du décor, renvoie à la dimension lyrique et métaphorique du miroir, symbole de souvenirs et d’un désir ardent. La poésie de cette scène au miroir se reflète, au sens littéral, dans le colophon placé en haut à gauche du rouleau, qui proclame : « Trois cents pêchers poussent, splendides et aux couleurs merveilleuses. Comme on a pu le dire des palais des Han, les beautés se disputent en vain, chacune luttant pour elle-même. »20
Typiques de la poésie chinoise classique, ces vers évoquent le destin tragique, les lamentations et les vicissitudes des dames du palais depuis le temps de la dynastie Han. Ils renvoient aux œuvres de grands poètes de la dynastie Tang tels que Bai Juyi 白居易 (772–846), Liu Yuxi 劉禹錫 (772–842) et Zhang Hu 張 祜 (vers 792–853), qui chantèrent les rancœurs des dames de la Cour impériale et l’âpre concurrence qui les opposait. Le rouleau de Chen Hongshou fait ainsi du miroir une surface de projection de la mémoire, individuelle et collective, permettant d’entrevoir le passé culturel de la Chine.21
Quant au troisième rouleau, intitulé Libation de vin d’acore en vue d’obtenir des bienfaits (Pu shang yao fu tu, 蒲觴邀福圖), il s’agit d’une œuvre de Qian Hui’an 錢慧安 (1833–1911). On y voit le dieu protecteur Zhong Kui 鍾馗 se regardant dans un miroir en bronze en tenant sur ses genoux le fils de sa soeur cadette, debout derrière lui. Objet d’un culte populaire en sa qualité d’« étouffeur de démons », Zhong Kui est un personnage tutélaire qu’on retrouve dans le festival annuel des bateaux-dragons, comme l’indiquent ici l’enfant et le lutin qui lui offrent du vin dans un récipient rituel de type jue (爵), ainsi que des nèfles chinoises fraîchement cueillies.22 Zhong Kui est représenté dans un décor riche en détails évoquant le cabinet et le jardin d’un lettré typique de la dynastie Qing, décor peuplé de créatures diverses et d’objets symboliques de bon augure associés au dieu protecteur. Le fait que l’« étouffeur de démons » se regarde dans un miroir renvoie à sa capacité à éloigner les esprits malins puisqu’on sait que dans la Chine traditionnelle, les miroirs avaient « le pouvoir d’éloigner le Mal car tout esprit cesse d’être invisible dès qu’il se reflète dans un miroir ».23 Il est intéressant de remarquer que sur cette œuvre, le verso du miroir en bronze figure une inscription en style sigillaire archaïque (zhuanshu, 篆書) ainsi qu’un décor inspiré du thème « Tonnerre en spirale » (leiwen, 雷紋) qu’on trouve fréquemment sur les récipients rituels de la dynastie Shang. Ces choix iconographiques reflètent la mentalité de l’époque et la culture chinoise de la fin de la période Qing, avec son goût pour les antiquités et son intérêt prononcé pour les objets en bronze, anciens ou de style rétro, comme on en voit justement sur cette œuvre (miroir, récipient de type jue, coupe de type gu 觥, chaudron tripode et récipient contenant des bâtonnets d’encens).
Ces « portraits au miroir » nous fournissent de multiples indications d’ordre artistique par leur précision et leur abondance de détails. Leur pertinence en tant que sources historiques est toutefois limitée, comme pour tout document relatif à l’histoire de l’art. Il n’en reste pas moins qu’en dépit de la subjectivité de toute production artistique, ces pièces constituent des références précieuses pour l’histoire de l’art et de la culture, dans la mesure où elles rendent compte des tendances ayant cours à leur époque et sur leur lieu de production, reflétant ainsi l’évolution de la fonction et de la signification à laquelle les objets – en l’occurrence les miroirs – sont soumis avec le temps.
Face à face, dos à dos – Réflexions sur les miroirs chinois en bronze et les œuvres sous verre de Westermann
Il convient de rappeler que l’évolution de la fonction des miroirs chinois en bronze qui, d’objets rituels devinrent progressivement des produits de toilette, alla de pair avec l’évolution de la manière dont les Chinois·es s’envisageaient, et qu’elle s’accompagna d’une importance accrue accordée à l’apparence physique. Ces objets se caractérisent ainsi par leur dualité et une perspective qu’on peut qualifier de transitoire : ils ont deux faces distinctes, qui présentent des images complémentaires et nous offrent de contempler notre moi corporel et imaginaire. De plus, « aussi loin qu’on remonte dans l’histoire de la Chine, les miroirs en bronze ont toujours revêtu une grande importance en reflétant littéralement et symboliquement, le visage des Chinois·es ».24 On en veut pour preuve le très ancien miroir en bronze figurant un visage humain, prototype qui semble aujourd’hui encore refléter notre regard.
Le potentiel et l’efficacité esthétiques d’un miroir en bronze reposent sur notre imagination et les illusions suscitées par son ornementation et les textes qui y figurent. Le miroir prend alors tout son sens et devient un objet de désir : à la fois article de luxe et surface de projection, il embrasse et absorbe nos lamentations, nos souvenirs et nos espoirs les plus intimes. Devant un miroir raffiné de l’âge d’or des Tang, par exemple, on se demande ce que pouvaient espérer les personnes qui l’ont tenu jadis, à quoi elles pouvaient rêver et à quoi elles ressemblaient. Les peintures des périodes Ming et Qing conservées au TAM et mentionnées dans les paragraphes précédents proposent des reconstitutions aptes à nous offrir certains points de repères. Et en dépit des limites des œuvres d’art en tant que sources historiques également évoquées, ces peintures peuvent fournir des informations précieuses sur la manière dont les artistes qui les ont conçues pouvaient percevoir ou imaginer leur époque.
La dualité et la perspective transitoire qui caractérisent les miroirs chinois en bronze et résultent de leur réversibilité trouvent un écho dans les œuvres sous verre de Westermann, et on peut même considérer que ces caractéristiques en font des miroirs efficaces. En effet, bien qu’ils ne puissent pas être tenus en main ni retournés, les « miroirs » de Westermann offrent néanmoins, à l’instar des anciens miroirs chinois, plusieurs niveaux d’appréciation ainsi que des perspectives transitoires résultant de leur configuration matérielle et de leurs multiples potentialités. Eux aussi présentent au verso (de la plaque de verre) des picturaux et des symboles propres à une culture spécifique, sur laquelle se superpose notre propre image lorsque nous les regardons. Et tout comme les miroirs chinois en bronze, qui nous permettent de choisir l’une ou l’autre de leurs deux faces complémentaires, les œuvres sous verre de Westermann nous invitent à choisir le point de vue, l’angle de vision selon lequel nous entendons les considérer : « De plus, le reflet sur la surface vitrée devient une composante essentielle de l’image et il faut choisir de focaliser son regard soit sur ce reflet, soit sur ce qui est peint au verso de la plaque de verre. »25
Tout comme un miroir, ces œuvres autoréférentes intègrent plusieurs niveaux de perception qui agissent simultanément sur les plans physique et psychologique. Elles sont conçues comme des dispositifs de cadrage jouant sur la nature même du reflet, y compris dans ce qu’il a d’illusoire, d’allusif et de fugace. Parlant de son évolution, Westermann a ainsi pu déclarer : « À mes premières natures mortes ont succédé des œuvres consacrées à la nature morte en tant que genre et abordant les mécanismes inhérents au dévoilement et au retrait. »26 Le caractère autoréférent de l’œuvre de Westermann se manifeste à plusieurs niveaux, notamment dans le rendu de ses motifs picturaux, beaucoup d’entre eux s’accompagnant de leur propre reflet.27
Les œuvres sous verre de Westermann ne se contentent pas de nous renvoyer notre propre image lorsque nous sommes devant elles – ou l’image de l’artiste lorsqu’il les photographie. Elles reflètent et intègrent aussi leur propre contexte, ce qui les entoure, l’espace réel (bien que parfois fictif dans le cas des photomontages) dans lequel elles sont présentées, devenant ainsi des objets subjectifs qui nous proposent de les apprécier sous différentes perspectives variant en fonction du lieu d’exposition, de la manière de les présenter et des raisons pour lesquelles elles le sont. C’est particulièrement net dans Orchidée chinoise (Hommage à Ma Lin) : dans un photomontage, l’œuvre est en partie dissimulée derrière les battants d’une porte en bois à l’ancienne, à l’Himalayas Art Museum, près de Shanghai, tandis qu’une simple photo documentant la mise en scène dans le white cube de la galerie EIGEN + ART Lab à Berlin présente l’œuvre telle qu’elle est accrochée au mur et confère à l’environnement une atmosphère « cool ».
D’où vient l’image et où va-t-elle ?
Comme indiqué au début de cet article, l’objectif n’était pas ici de discuter ou analyser les motifs chinois repris par Thilo Westermann, mais plutôt de souligner, à l’aide des miroirs chinois en bronze, dans quelle mesure ses œuvres sous verre sont également des miroirs à leur manière. Je suis donc partie de leur matérialité et de leurs potentialités transformatives en tant que forme, contenu, matière et médium, ainsi que du constat que ces œuvres deviennent signifiantes en tant que support de réflexion et de projection nous permettant d’envisager, d’imaginer et de façonner notre propre identité. En guise de conclusion, on peut avancer que ces considérations sur les miroirs chinois en bronze mettent en évidence deux caractéristiques communes à ces œuvres anciennes et aux œuvres sous verre de Westermann : d’une part leur caractère unique en tant que supports de réflexion et de projection du soi, pour ce qui est des motifs picturaux spécifiques ornant le verso ; d’autre part le reflet fugace des visages qui apparaissent au recto lorsqu’on s’y regarde.
Dans les œuvres de Westermann, l’interaction de ces deux caractéristiques est à la fois évidente, complexe et difficile à saisir. Si les miroirs chinois en bronze n’ont pas été conçus pour susciter une réflexion sur leur nature réfléchissante, tel n’est pas le cas des œuvres de Westermann. Lorsque nous sommes devant ces œuvres sous verre, nous sommes d’emblée confrontés à notre image et au reflet de tout ce qui nous entoure. Surpris dans un premier temps, nous enregistrons inévitablement ces reflets et en prenons conscience, même si ce n’est que de manière fugace, car nous ne pouvons pas échapper à notre propre reflet ni le supprimer. Cette interférence, ce désarroi demandent, d’une manière ou d’une autre, à être remis en accord avec l’image, qui exige pour sa part d’être perçue telle qu’elle apparaît sous la surface vitrée.
Westermann cherche délibérément à générer de tels effets. Tout récemment, en visitant l’atelier de l’artiste, je me suis trouvée dans l’impossibilité de prendre des photos satisfaisantes d’Orchidée chinoise. Malgré plusieurs tentatives malhabiles sous différents angles, je n’ai pas réussi à éviter que ma main tenant l’appareil photo ne se reflète sur la surface vitrée de l’œuvre. Ce qui m’a rappelé une chose que j’avais déjà constatée, à savoir que dans sa forme générique, toute œuvre sous verre créée par Westermann est intrinsèquement magnétique parce qu’elle est hors de portée, précisément du fait qu’elle n’est qu’illusion, allusion et fugacité.
Dès lors, la meilleure façon de comprendre les œuvres sous verre de Westermann est de les découvrir personnellement, comme s’il s’agissait d’une performance, en les voyant sur place, car elles ne prennent toute leur signification que dans notre regard, c’est-à-dire dans une situation précise et à un moment donné. Faute d’un meilleur exemple, je conclurai en mentionnant la photo présentée sur les pages 104/105 : également prise lors de mon passage à l’atelier de l’artiste au début de l’année 2021, j’ai d’abord cru, à mon grand regret, qu’elle serait inutilisable puisqu’une fois encore, on y aperçoit mon reflet ; néanmoins, avec un peu de recul, j’ai choisi de l’utiliser non seulement parce qu’elle restitue ma dernière rencontre in situ avec les œuvres de Westermann, mais aussi parce qu’elle saisit – sans prétendre à la perfection esthétique, mais de manière essentielle – ce que je considère comme une qualité fondamentale des œuvres de Westermann.
La question posée en tête de cet article était : « Que voit-on dans les œuvres de Thilo Westermann ? ». Parmi les nombreuses réponses possibles, je me contenterai ici de la suivante pour conclure : face à une œuvre originale dans un espace d’exposition, nous voyons un reflet de nous-mêmes, plus précisément de notre identité incertaine et hésitante. Une telle image nous interpelle, tant nous sommes habitués à n’être en face que de miroirs ordinaires, familiers et « fonctionnels », qui ne constituent pas un défi, ni pour nous ni pour cette image que nous prenons pour un reflet fidèle de la réalité – au contraire des miroirs de Westermann. La question initiale devient dès lors : d’où vient notre image et où va-t-elle ?
L’auteure tient à remercier le Tsinghua University Art Museum (TAM) de Pékin, qui a gracieusement autorisé la reproduction dans cet article de clichés figurant diverses pièces de sa collection. Ces remerciements s’adressent plus particulièrement à Tan Shengguang 談盛廣, commissaire d’exposition du TAM, qui m’a aidée dans ma recherche d’illustrations et m’a donné de précieuses informations sur ces pièces. Remarque : les termes chinois utilisés dans cet article ont été transcrits selon le système de romanisation pinyin.
1 Thilo Westermann, Dossier, 1er avril 2021.
2 D’autres ouvrages ont déjà abordé l’iconographie et la symbolique des motifs inspirés de la tradition chinoise repris par Westermann. Voir notamment Peng Lai et Zheng Hong, « Chinese Elements in Western Contemporary Art: Thilo Westermann’s Work as an Example », dans Migrations by Thilo Westermann, Milan, Skira Editore, 2023, p. 173–200 et Peng Lai, « Mirror Flowers: Cross-Cultural Reflections on Diverse Concepts of Time and Space in Thilo Westermann’s Work », dans ibid., p. 206–225.
3 Les miroirs en bronze se distinguent des miroirs en verre qui s’imposèrent à la fin de la dynastie Ming (1368–1644).
4 Parmi les autres approches interculturelles possibles, citons notamment la mise en parallèle des peintures sous verre, des tirages uniques et des photomontages de Westermann avec des productions des arts décoratifs chinois tels que les paravents, les éventails et les sceaux.
5 Ce photomontage existe en deux versions : une sur papier, en petit format, avec le reflet du photographe, et une autre en Diasec, en grand format, sur laquelle le reflet a été effacé (voir fig. 34 et 53).
6 Schuyler Cammann, « Significant Patterns on Chinese Bronze Mirrors », dans Archives of the Chinese Art Society of America, vol. 9 (1955), p. 43–62.
7 Pour plus de détails sur l’évolution des miroirs chinois en bronze, voir : Cammann, op. cit. ; Susan Costello, « An Investigation of Early Chinese Bronze Mirrors at the Harvard University Art Museums » (contribution au congrès 2005 de l’Association of North American Graduate Programs in Conservation, http://29aqcgc1xnh17fykn459grmc-wpengine.netdna-ssl.com/anagpic-student-papers/wp-content/uploads/sites/11/2020/04/2005ANAGPIC_Costello.pdf (site consulté le 19 avril 2022) ; Antonia Finnane, « Folding Fans and Early Modern Mirrors », dans Martin J. Powers/Katherine R. Tsiang (dir.), A Companion to Chinese Art, Chichester, Wiley Blackwell (Wiley Blackwell Companions to Art History), 2016, p. 392–410.
8 Voir Finnane, op. cit., p. 393.
9 Voir ibid., p. 394 et suiv.
10 Voir ibid., p. 396.
11 Ibid., p. 393 (analyse dans le contexte particulier de la Chine de la dynastie Ming).
12 Costello, op. cit., p. 5 et suivantes. Suzan Costello, aujourd’hui conservatrice du département Objets et sculptures aux Harvard Art Museums, souligne en page 6 qu’en plus de leurs usages pratiques, les miroirs en bronze « étaient appréciés dans les rites associés au pouvoir des images réfléchies. En Chine, où les esprits bons et mauvais sont censés pulluler et harceler les simples mortels, les miroirs ont le pouvoir d’éloigner le Mal puisqu’ils sont capables de matérialiser les esprits invisibles dès lors qu’ils les reflètent ».
13 Voir ibid., p. 3. Costello fait remarquer que la forme ronde des miroirs en bronze était considérée comme une représentation symbolique du Ciel : « Les ancien·ne·s Chinois·es croyaient que les symboles représentant l’univers permettaient de s’approprier une portion du pouvoir céleste et de se protéger ainsi du Mal. Les formes rondes représentaient le Ciel, les carrées la Terre et de petits dômes les étoiles et les constellations ».
14 Voir ibid.
15 Cammann, op. cit., p. 43.
16 Voir Costello, op. cit., p. 2 et suiv. Pour plus de détails sur la mobilité sociale et les transformations majeures ayant affecté la culture matérielle et visuelle de cette période en Chine, voir Craig Clunas, Superfluous Things: Material Culture and Social Status in Early Modern China, Cambridge, Polity Books, 1991 ; Shao-Lan Hertel, « Reconstructing Early Modern Architectural Spaces in Late-Ming (1368–1644) and Early-Qing (1644–1912) China: Formats and functions of Large-Scale Calligraphy », dans Andrew Hopkins (dir.), Lost and Found in Translation: Citation and Early Modern Architecture, Cambridge, Cambridge University Press (à paraître).
17 Finnane, op. cit., p. 396.
18 Ibid., p. 397.
19 Voir ibid., p. 397 et suiv.
20 Zhong tao san bai shu, yanse yi yi zhi. Mo xiang Han gong shuo, meiren zheng zi wei. 種桃 三百樹,顏色亦異之。莫向漢宮說,美人爭自為。
21 Pour plus de détails sur les « portraits de belles dames », voir Shao-Lan Hertel, « Portrait of Wang Yuyan Drawing Orchids », dans Klaas Ruitenbeek (dir.), Gesichter Chinas – Porträtmalerei der Ming- und Qing-Dynastie (1368–1912) (cat. expo. Berlin 2017/18) Petersberg, Michael Imhof, 2017, p. 176–177.
22 Le vin d’acore (changpujiu, 菖蒲酒) est servi avec des nèfles lors de la fête des bateaux- dragons célébrée le cinquième jour du cinquième mois lunaire.
23 Costello, op. cit., p. 6. Pour plus de détails sur l’ancienne croyance selon laquelle les miroirs éloignent les mauvais esprits, voir ibid. p. 3 et 6, ainsi que les notes 12 et 13 ci-dessus.
24 Citation de June Li, commissaire de l’exposition Ancient Chinese Bronze Mirrors from the Lloyd Cotsen Collection présentée aux Virginia Steele Scott Galleries of American Art, The Huntington Library, Art Collections and Botanical Gardens, San Marino, Californie (du 12 novembre 2011 au 15 mai 2012), https://www.huntington.org/ancient-chinese-bronzemirrors (site consulté le 20 avril 2022).
25 Westermann, op. cit., p. 1.
26 Ibid. Il y aurait beaucoup à dire sur la dimension poétique des couples exposition/occultation, révélation/disparition, notions fondamentales dans l’histoire de la philosophie et de l’esthétique en Chine.
27 Le thème de la symétrie axiale est par ailleurs au cœur des « couples d’images » de Westermann, comme en témoignent les photomontages « Souvenir de Baden-Baden » à la Villa Stéphanie, Baden-Baden, 2017–2020 (2020), « Bougainvillea » à la Villa Stéphanie, Baden-Baden, 2017–2021 (2021), « Bouquet de roses » et « Bouquet de roses » dans une collection privée, New York 2015(2015) et « Rose Westerland (3) » et « Rose Westerland (3) » dans une collection privée, New York 2015 (2015). Ces derniers deux photomontages intègrent en outre des miroirs encadrés.
Traduction : Marcel Saché
Publié dans Vitromusée Romont (ed.), Thilo Westermann et l'art de dessiner sous verre, Berlin/Boston, De Gruyter, 2022, p. 87-103.