Il existe une expression que j’aime beaucoup en histoire de l’art, c’est la « fenêtre d’Alberti », qui résume à la fois une vision du monde, la prédominance d’un auteur et le génie masculin de la Renaissance, tout en associant le tableau à une interface vers le monde extérieur. Un monde artificiel bien sûr, mais un monde à part entière. L’idée de la fenêtre implique une vision à travers un cadre, structure qui organise la pratique picturale depuis des siècles mais induit aussi la notion implicite de transparence. Comme si entre la fenêtre et nous, une mince pellicule invisible nous séparait de l’extérieur – ou de l’ailleurs – sans qu’on puisse le remarquer. Deux théoriciens des médias contemporains, Jay D. Bolter et Richard Grusin, ont qualifié d’« immédiacie » cette impression de contact direct qui parvient à faire oublier le médium.1
Ce petit détour par la fenêtre transparente d’Alberti nous permet d’avoir un autre regard sur les peintures sous verre de Thilo Westermann. Dans un monde peuplé d’écrans, une vision double de l’image, voire triple, se déploie sous la technique méticuleuse de l’artiste visuel. À la différence que les fenêtres-écrans de Westermann sont noires, d’un noir profond et brillant à la fois, comme une laque précieuse de Chine, dans lequel surgissent des images de fleurs et de plantes, à la manière de spectres virtuels.
Transformations d’un motif floral
Le principe d’écriture des images de Westermann est certes énigmatique, mais il éclaire leur composition multiple, les plans et les couches qui leur donnent toute leur épaisseur. L’artiste a pour objet de prédilection les motifs floraux décoratifs. Comme s’il se constituait un herbier, il rassemble des vues de plantes et de fleurs exotiques trouvées dans des livres de botanique ou sur des porcelaines, des planches d’illustration, des paravents et des tableaux. Ces fleurs et ces plantes participent le plus souvent à un décor dont elles ne sont qu’une partie discrète. Elles ont été historiquement et esthétiquement sélectionnées pour agrémenter un intérieur ou fournir un fond élégant et naturel à une peinture. Leur identification procède d’un véritable travail de recherche s’appuyant sur des enquêtes et des trajectoires précises. Chaque fleur, chaque plante porte en elle le récit de ses diverses apparitions durant la période des grands échanges coloniaux et commerciaux qui ont construit notre image de l’Orient et influencé les grands courants picturaux modernes, principalement le romantisme.
Westermann herborise donc en prélevant ces végétaux de leur environnement d’origine et les détoure, parfois avec les vases dans lesquels ils étaient jusqu’alors disposés. Par cette opération de transposition puis d’amplification, il les transforme en objets de représentation singuliers, comme flottant dans un espace infini. La mise en scène de ses vitrifications n’est pas sans rappeler la muséographie nocturne des arts et traditions populaires qui utilise des jeux de lumière pour magnifier de manière théâtrale les objets exposés dans des vitrines.
Afin d’obtenir cet effet d’ombre et lumière, l’artiste utilise une pointe pour reproduire le fragment sur une plaque de verre noircie : point par point, il enlève la fine pellicule de peinture pour recréer la silhouette du motif végétal en noir et blanc, mais avec toutes les nuances de l’original. Les points minuscules qui révèlent progressivement la fleur rappellent le procédé sérigraphique, cher au Pop Art, mais sont dans ce cas entièrement réalisés à la main. Inspirée par la grande tradition des graveur·se·s sur verre, l’œuvre de Westermann se rapproche plus de la photographie que de ces portraits en trois dimensions récemment réalisés à l’aide de prismes transparents. Dans ses séries florales, la profondeur translucide n’a pas pour vocation de créer un effet réaliste ou de trompe-l’œil spectaculaire, bien que le transfert produise du volume grâce d’une part à un dégradé subtil, extrêmement précis, d’autre part à diverses nuances de gris et d’ombre.
L’image ainsi obtenue, en petit format, rend directement compte du travail de la main de l’artiste et de la précision de son dessin. Elle est ensuite scannée, agrandie et imprimée en tirage unique qui reproduit la peinture sous verre de façon artificielle et en grand format. Westermann termine en réalisant un photomontage qui documente les transferts d’un support à l’autre, puis place une version numérique de l’œuvre dans un environnement spécifique recomposé de façon artificielle, bien que toujours réaliste. L’image noire s’inscrit alors dans un nouveau décor et s’accompagne de dessins aux crayons de couleur lorsque la situation s’y prête. Au cours de leur transformation, ces œuvres intègrent divers motifs et les transportent d’un espace à l’autre ; on reconnaît les fleurs sur les différents supports, bien qu’elles changent de décor et de taille, se métamorphosant pour réapparaître dans un espace de plus en plus irréel.
Migrations esthétiques
Cette dynamique, perceptible dans la récurrence des motifs floraux qui agrémentent les peintures sous verre, les tirages uniques et les photomontages, est aussi une manière de produire l’image elle-même, qui s’inscrit dès lors dans une réflexion plus grande établissant un lien entre l’histoire de la plante et la technique de la peinture sous verre. En effet, le principe de migration du motif ne relève pas d’une pensée sérielle ni d’une transposition matérielle car, si c’était le cas, le protocole de prise de vue aurait tout à gagner à effacer le contexte en raison de lieux d’exposition bien réels qui troublent l’effet de série tel que l’art conceptuel nous a appris à le regarder. Westermann appelle à une inversion du regard, à prêter attention aux recoins des images.
Roger M. Buergel, directeur de la documenta 12, a introduit la notion de « migration des formes » que l’on reconnaît dans le procédé employé par Westermann. L’artiste a d’ailleurs utilisé le terme pour le titre de son livre : Migrations by Thilo Westermann (2023). Car au-delà de la migration des formes – fleur qui devient motif, puis décor, pour finalement devenir œuvre à part entière –, les végétaux choisis par l’artiste illustrent les migrations à échelle mondiale et historique, traces d’échanges humains et naturels qui ont changé la face du monde. Dans son manifeste collectif traitant des migrations, le Muséum national d’histoire naturelle rappelle ainsi :
« La mobilité est indispensable au maintien de la vie sur Terre. Les populations animales et végétales se déplacent le long de voies de migration, de corridors de dispersion, autant de couloirs biologiques qui leur permettent de s’inscrire dans la durée. […] La dispersion des graines chez les plantes, des individus chez les animaux, est ainsi un phénomène dynamique indispensable au maintien des populations. »2
Pourrait-on appliquer ces observations scientifiques à l’histoire de l’art ? La dispersion dans les arts décoratifs, la peinture et la photographie alimente aussi la dynamique propre à la création, permettant de croiser, développer, greffer et expérimenter les formes comme des organismes vivants. Ces fleurs mises sous verre, derrière une fenêtre ou dans une vitrine, font encore un voyage vers un autre espace-temps, à la limite d’une vision de science-fiction.
Ce que les peintures sous verre et les tirages uniques ne disent pas tout de suite en se présentant sous une beauté captivante, magnifiée par les motifs végétaux qui lui donnent une grâce supplémentaire, c’est le jeu d’ombre et de lumière mis en scène dans l’image négative. En effet, derrière l’aspect spectaculaire et baroque du chiaroscuro sous verre, l’histoire négative de la plante transparaît telle une version dévitalisée d’elle-même. Si belle qu’elle soit, elle n’en reste pas moins comme radiographiée, décomposée en petits points et décolorisée. Ce n’est d’ailleurs pas le moindre des paradoxes, dans la mesure où Westermann utilise des crayons de couleur pour des dessins indépendants des séries au noir, couleurs qui disparaissent derrière la peinture sous verre et dans le traitement numérique de l’image. Sur les grands formats, quand les couleurs ont disparu, il ne reste que la forme spectrale des fleurs ou des plantes, tel un souvenir lointain. Elles semblent s’être pétrifiées dans un temps immémorial, arrêté, oscillant sans cesse entre un maniérisme floral pré-révolutionnaire et la modernité des matériaux. Elles étaient pourtant si « réalistes », si discrètes aussi, dans les compositions picturales qui s’en servaient comme ornement : ici une assiette de l’époque Qing, là une planche de Vishnu Persaud dans l’ouvrage Plantae Asiaticae Rariores (1830–1832) de Nathaniel Wallich. Ces représentations de fleurs de bougainvillier, d’Amherstia nobilis, de Papilionanthe Miss Joaquim (fleur nationale de Singapour) et d’autres pivoines chinoises luxuriantes reflètent les échanges particulièrement intenses à l’époque des Lumières et au XIXe siècle, en pleine expansion coloniale. Ces plantes circulèrent à la faveur de collections rassemblées par des botanistes amateur·trice·s et des missionnaires savant·e·s, ou tout simplement comme « mirabilia des nouveaux mondes », et furent introduites en Europe pour alimenter les cabinets de curiosités et inspirer de nouvelles formes aux artisan·e·s créateur·trice·s au service des nobles et des princes.
Fenêtre-écran : de la transparence à l’opacité
Les peintures sous verre de Westermann sont donc autant des fenêtres vers l’ailleurs que les vitrines d’une pratique finalement très domestique, propre à l’Europe, qui consiste en l’appropriation de formes naturelles et culturelles afin de les intégrer dans les arts décoratifs autant que dans la peinture. Ces images négatives rappellent d’autre part les débuts de la photographie et la désormais archéologique première héliogravure réalisée par Nicéphore Niépce, composée de gros grains, taches laissant à peine distinguer les formes. Elles ravivent aussi la tradition de la nature morte aux fleurs, désignée par l’Académie royale de peinture et de sculpture comme la plus modeste pratique dans la hiérarchie des arts, et de ce fait souvent réservée aux femmes. Dans les traditions antique et hollandaise, ces natures mortes, allégories de la vanité, étaient pourtant prisées comme des images de l’abondance et du règne puissant de la nature face à la fragilité de la vie humaine.
À l’intersection de ces traditions, les œuvres de Westermann placent la fleur dans une toute autre logique picturale : elle se fait signe d’un investissement symbolique et d’une histoire des migrations culturelles. En isolant des détails d’objets aussi triviaux que des porcelaines, des manuels et des ornements bourgeois, Westermann commente l’arrière-plan géopolitique et mythographique de ces présences florales anodines. Car ce ne sont pas des fleurs strictement politiques, telles que Taryn Simon ou Kapwani Kiwanga les présentent dans leurs installations et photographies, mais bien des fleurs historiques transformées et en quelque sorte cristallisées derrière la vitre où Westermann les a placées. Ces radiographies florales sous verre, comme passées aux rayons X, incarnent donc un geste que l’on peut qualifier de pictural et scientifique, puisqu’il se nourrit des multiples histoires et trajectoires qui alimentent et justifient la présence de l’image dans cet espace spécifiquement conçu pour une nouvelle représentation de la plante, sur un fond vide, en négatif.
En déployant l’imaginaire visuel de la fenêtre, de l’écran noir et de la vitrification, Westermann situe aussi sa pratique à la limite de la sculpture. La fleur résulte d’un geste qui a ôté, prélevé de la matière picturale, de la même manière qu’un·e sculpteur·trice taillant la pierre. Posée dans un nouvel environnement artificiel, le verre, ou son avatar moderne, le plexiglas, la fleur se trouve figée entre deux temporalités, entre transparence et opacité. Plus tout à fait fleur, sans pour autant être dessin ni photographie, le fantôme minéral de la plante résulte d’une attention portée à un élément de second plan, délaissé et marginal, qui était à l’origine seulement apprécié pour ses vertus décoratives. Par la transposition méticuleuse résultant de la vitrification, Westermann confère une épaisseur temporelle au processus de révélation, renvoyant ainsi au début de la photographie et au temps de développement du cliché. Ces voyages dans les périodes de l’histoire de l’art et dans la géographie de la nature morte décorative ne sont cependant que des bribes, des fragments d’histoire. Et comme un ultime mouvement d’appropriation visuelle et de fixation dans l’image, c’est nous qui sommes à notre tour absorbé·e·s par notre propre reflet dans ces verres-miroirs, devenant ainsi, ironiquement, un élément du décor.
1 Jay David Bolter et Richard Grusin, Remediation. Understanding New Media, Cambridge, MIT Press, 1998, p. 11–12.
2 Manifeste du Muséum. Migrations (ouvrage collectif), Paris, Coédition Reliefs / Muséum national d’histoire naturelle, p. 15.
Publié dans Vitromusée Romont (ed.), Thilo Westermann et l’art de dessiner sous verre, Berlin/Boston, De Gruyter, 2022, p. 75–84.