L’observation des œuvres de l’artiste berlinois Thilo Westermann fait naître un sentiment d’étrangeté. Leur spectateur est plongé dans une interrogation qui demeure ; il ne sait définir précisément ce qu’il regarde, œuvre ancienne ou contemporaine, œuvre originale ou reproduction mécanique. Les inspirations qui ont présidé à la conception de ces artefacts ne paraissent pas plus aisées à déterminer. Se mêlent en effet nature et artifice, Orient et Occident, art visuel et narration littéraire, archaïsme manifeste et ressorts contemporains. Malgré cette diversité d’aspirations, qui pourrait fonder un œuvre protéiforme, dispersé, les créations de Westermann se distinguent par une cohérence d’intention, de sujets, d’effets, cohérence perceptible, qui semble porter l’ensemble de ses projets.
Dessinateur et peintre sous verre, l’artiste est également devenu photographe, moins par hasard que par nécessité, pour reproduire ses propres œuvres au début de sa carrière. Attentif à le faire bien, afin de ne pas dénaturer la précision et l’esprit de détail qui président à son art, il a, au fil des années, ajouté l’art de la photographie à ceux de la peinture et du dessin. Sa pratique de ces différentes disciplines se fonde, bien sûr, sur une connaissance de chacune d’elles, à la fois technique et historique ; artiste, il est également historien d’art. Cependant, Westermann maîtrise l’usage de ces pratiques avec une volonté farouche ; chacune d’elles est mise au service de son intention créatrice afin de produire ensemble, et non de manière séparée ou distincte, l’œuvre finale. L’œuvre peinte et son tirage unique grand format constituent l’une et l’autre un objet original que l’artiste traite, dans les deux cas, unique. De même, ses photomontages forment autant de variations des mêmes motifs. Ses expositions les montrent ensemble, pas toujours côte à côte, mais à proximité afin de permettre au visiteur d’établir, ou non, une relation entre ces artefacts. L’usage de la photographie n’est pas pour Westermann une facilité ni un expédient. Loin de s’abandonner aux apparentes simplicités mécaniques que l’invention photographique paraît proposer, il en travaille les possibilités anciennes et contemporaines pour obtenir l’effet final désiré.
La brillance, le poli, la réflexion le séduisent. Ce sont moins ceux du miroir offrant un réfléchissement immédiat que ceux plus complexes, car devant toujours être conquis par l’œil du regardeur, de la porcelaine. Comme les collectionneurs néerlandais du XVIIe siècle, comme les riches amateurs français et allemands du XVIIIe siècle, Westermann est fasciné par la perfection de surface de la céramique extrême-orientale que les artisans européens du siècle des Lumières surent reproduire et réinventer à Sèvres ou à Meissen. Ce goût l’a entraîné à Shanghai afin d’observer attentivement les chefs-d’œuvre créés au fil des siècles par les artistes chinois. L’or blanc, symbole du goût le plus exquis dans l’Europe du XVIIIe siècle, constitue pour l’artiste à la fois un motif et un modèle. Un motif dont il fait usage de manière récurrente dans ses œuvres, natures mortes qui associent les fleurs et le vase, vase parfois réel, le plus souvent recréé afin que son décor corresponde à la fleur qu’il contient et exalte. De façon subtile, il apprécie mêler une fleur – rose ou pivoine – contemporaine avec un motif ancien, liant ainsi passé et présent [fig. 10]. L’art de la porcelaine s’érige en modèle pour le poli de sa surface, pour le lien entre matière et décor – les touches délicates du pinceau du peintre sur porcelaine soutiennent l’attention du pointillisme de Westermann –, pour la préciosité de l’objet, pour le déroulé de sa conception et de son exécution, exigeant finesse et temps. Sa vocation esthétique s’inscrit dans la durée : durée de pensée, qui lui fait chercher ses sujets dans la vie et l’art des siècles passés, durée d’élaboration qui l’oblige à une attention méticuleuse à ses œuvres, obligation également source de réflexion nouvelle.
Westermann a choisi pour ses photomontages et tirages uniques d’utiliser le Diasec. Mis au point au début des années 1970, le Diasec est une méthode de présentation et de conservation des œuvres aujourd’hui adoptée par les grandes galeries d’art et les musées internationaux. Particulièrement coûteuse, cette technique confère aux tirages un effet de profondeur saisissant qui met en relief détails et tonalités. Enchâssé entre une feuille de verre acrylique et une feuille de Plexi (ou de Dibon), le tirage est parfaitement protégé et mis en valeur avec une brillance et une préservation exceptionnelle de l’intensité des couleurs. Cette technique est très souvent utilisée par les photographes pour leurs épreuves de grand format. Elle permet en effet une présentation plus lisse que ne le ferait la mise sous passe-partout. Elle offre également une protection aux UV qui évite à l’œuvre de faner et de se détériorer. Le seul risque de conservation est mécanique, la surface étant alors sensible aux éventuelles abrasions. Le processus est irréversible. Le moyen de protection de l’œuvre photographique devient partie intégrante de cette œuvre elle-même. Au fil des années, les photographes ont ainsi choisi d’avoir recours au Diasec au-delà des seules contraintes de présentation. L’esthétique du procédé permettant un fini lisse et brillant tout en jouant des effets de profondeur séduit de nombreux créateurs. C’est le cas de Westermann qui a trouvé ainsi la possibilité de doter ses œuvres photographiques, photomontages et tirages uniques, des mêmes qualités de surface que les céramiques qu’il admire tant. Cette manière de lier fond et surface porte l’effet esthétique de ses peintures sous verre.
Associant profondeur et effet miroir, poli et fini de la surface, conquête visuelle du motif et réfléchissement du spectateur, le Diasec renvoie à l’esthétique d’une des premières inventions photographiques, celle du daguerréotype. Mis au point par Louis Jacques Mandé Daguerre (1787-1851) dans les années 1830, le daguerréotype a été présenté à l’Académie des Sciences à Paris par le physicien et homme politique François Arago (1786-1853) en janvier 1839 puis devant la Chambre des Députés en juillet de la même année. La loi sur la photographie permit de pensionner Daguerre ainsi qu’Isidore Niépce (1795-1868), fils de Nicéphore Niépce (1765-1833) avec lequel Daguerre s’était associé en 1829. Le daguerréotype devenait ainsi libre de tout brevet. Suivant les mots vibrants d’Arago, en cette année de célébration du cinquantenaire de la Révolution française de 1789, « la France offrait la photographie au monde1 ». Dans la compétition constante qui l’opposait à la Grande-Bretagne, la France devenait ainsi la patrie de l’invention photographique, alors même que William Henry Fox Talbot (1800-1877) avait, au même moment que Daguerre, mis au point un procédé photographique, le calotype (la « belle image ») comme l’avait désigné son auteur. Le procédé de Talbot était un procédé sur papier. Alors que Daguerre avait privilégié l’esthétique claire et précise de la ligne, proche de la peinture, Talbot avait retenu celle du dessin et de la gravure, choisissant la reproductibilité sur le modèle de l’estampe. Le daguerréotype constituait une œuvre unique, à la fois négative et positive, non immédiatement reproductible. Cette incapacité à reproduire l’image conçue en plusieurs exemplaires condamna le daguerréotype, dès les années 1850, après le développement des procédés sur papier puis sur verre autorisant la multiplication des images. Aux yeux de certains, le daguerréotype demeura comme une branche morte de la photographie. Cette branche apparemment morte eut, pourtant, du point de vue esthétique, bien des descendants. La ligne claire, le brillant de l’image, le jeu habile des réflexions ont dicté et dictent encore la conception de nombreuses photographies2.L’usage du Diasec par les photographes contemporains, Westermann inclus, en témoigne.
En outre, le travail de Thilo Westermann évoque également d’autres références photographiques. Son goût pour la nature morte renvoie aux artefacts des premiers disciples de Daguerre. Le choix du genre permettait à ces photographes de pallier les difficultés liées aux longs temps de pose, nécessaires pour permettre l’impression de l’image sur la plaque de métal. Il leur offrait également de valoriser leur maîtrise habile de la lumière en composant des arrangements d’objets retenus pour leur forme, leur matière, leur texture. Les natures mortes des premiers daguerréotypistes composaient une réalité nouvelle, conçue pour être représentée, soulignant ainsi les qualités artistiques des opérateurs. Le choix des objets – moulages en plâtre, estampes, armes, tableaux – renvoyait à l’imaginaire de l’atelier d’artiste. La reproduction des œuvres d’art fut ainsi un des premiers sujets de la photographie naissante3. Elle donnait aux photographes la possibilité de montrer leur habileté à reproduire les créations de l’esprit et de la main [fig. 11]. Les opérateurs rivalisaient ainsi avec l’estampe en démontrant les qualités de fidélité de leur discipline. Le goût pour la nature morte était aussi le reflet de celui de leur temps. L’invention photographique fut contemporaine de la redécouverte de l’art flamand et hollandais du XVIIe siècle et de son appréciation nouvelle par les collectionneurs. Henri Le Secq (1818-1882), peintre de formation, formé dans l’atelier de Paul Delaroche (1797-1856), pratiqua la photographie dès la fin des années 1840. Il fut, aux côtés de son condisciple Gustave Le Gray (1820-1884), un des photographes les plus talentueux de son temps. Il exécuta de grandes natures mortes sur papier, au cyanotype, dont les jeux de lumière révèlent son habileté insigne4 [fig. 12]. Leur intention esthétique était manifeste. Au cours des années 1860, Charles Aubry (1811-1877) fonda une société photographique afin de fournir des modèles aux artisans tapissiers et décorateurs. Il conçut des arrangements associant fleurs et fruits sur un fond neutre, en jouant des formes et des textures. Son entreprise ne connut pas le succès qu’il espérait et il fit malheureusement faillite. Ses œuvres composent pour notre œil contemporain des images d’une grande beauté. Aubry s’était inspiré pour les concevoir de l’art hollandais du XVIIe siècle mais également des tableaux de fleurs présentés par Eugène Delacroix (1798-1863) au Salon de 1849. La disposition des végétaux est proche de celle choisie par les peintres Henri Fantin-Latour (1836-1904) et Édouard Manet (1832-1883) pour leurs natures mortes. Comme Delacroix avant lui, Aubry mêlait des fleurs de saison différente, qu’il conservait grâce à des armatures en plâtre, et des végétaux à différents stades de fanaison [fig. 13 et 14]. Il choisissait également avec attention les vases et les supports, avec un soin méticuleux pour l’effet d’ensemble. Ses natures mortes formaient autant de tableaux subtils où le respect de la nature se mêlait au désir de conception d’images de grande beauté5. À nouveau, Aubry mettait en exergue la capacité de la photographie à réinventer le réel, pour en offrir une représentation d’autant plus réussie qu’elle était infidèle, grâce à l’association de l’artifice et du naturel6.
Féru d’histoire de la photographie, Westermann connaît ces références. Sans les imiter directement, il s’en nourrit. Comme ses prédécesseurs, il se plaît à jouer sur la double nature de la photographie, technique moderne mais plongeant également ses sources dans l’ordonnancement pictural du monde, offrant d’imaginer à nouveau les modèles esthétiques anciens, renouvelant grâce à cette rencontre entre peinture et photographie la hiérarchie des genres7. Il perçoit également l’espace qu’induit la photographie entre le réel et sa représentation, espace qui offre au photographe la possibilité d’une invention singulière, fondée sur la possibilité de la performance théâtrale qui recompose la réalité8 [fig. 15]. Cet espace figuratif est également durée, jouant ainsi de l’utopie d’une photographie de l’instant. Toute image photographique est une image arrêtée, suspendant et rendant éternel le moment de la prise de vue9. Ce jeune créateur a le goût de l’archaïsme et le souhait d’aller à rebours de la rapidité de notre temps en adoptant une technique fondée sur la lenteur d’exécution et l’observation méticuleuse. Mais cet archaïsme est également moderne ; Westermann possède un compte Instagram très actif et il a plaisir à s’associer aux usages de notre temps, ceux de la mode avec Escada, ceux de l’hôtellerie de luxe comme dans son projet à Baden-Baden. Son usage de la photographie se mêle à son usage du récit et de la littérature, notamment épistolaire.
Figurant des instants toujours disparus au moment de leur représentation, comme l’a brillamment montré Roland Barthes dans La Chambre claire (1980), la photographie est, en tant que telle, un art du récit et de la narration. Elle offre d’imaginer ou de recréer des moments disparus en les associant de manière inédite. C’est ainsi sans doute que Westermann a rencontré Stéphanie de Beauharnais, grande-duchesse de Bade, fille adoptive de Napoléon Ier et de Joséphine de Beauharnais. Séjournant à Baden-Baden, le jeune artiste a, comme la jeune aristocrate avant lui, apprécié le charme de cette ville calme et reposante. Son propre goût pour les objets raffinés a pu lui sembler l’écho de celui qu’avait professé la jeune femme. Il a choisi de lui écrire et a choisi d’apprendre le français pour le faire dans la langue maternelle de Stéphanie. Il semble heureux de ne pas devoir en attendre de réponse formelle, autre que celles, sans doute, qu’il espère, fondées sur une connivence esthétique que ses œuvres rappellent volontairement. Westermann réinvente ici le syndrome de Kaspar Hauser ; l’histoire de ce jeune homme, dont la première apparition eut lieu à Nuremberg, constitue une des intrigues les plus fécondes du XIXesiècle, en Allemagne comme en France. Hauser prétendait être le fils de Stéphanie de Beauharnais. Le triste destin de Kaspar a été mis en relation avec les théories de Freud sur la manière dont chacun se forge un roman familial, choisissant parfois des ascendances plus prestigieuses que celles accordées par l’existence. Ce n’est bien sûr pas le sujet de Westermann. Mais cette association avec Kaspar Hauser, que les artistes romantiques et symbolistes firent leur, lui offre de partir à l’exploration de lui-même et de sa pensée artistique. Elle forme comme le garant de sa singularité, dont il rend hommage à la mère que cet orphelin célèbre s’était choisi – Westermann a étudié à Nuremberg, où Hauser avait séjourné. Comme Kaspar dans le poème de Paul Verlaine, Westermann semble s’interroger, avec une grâce légère cependant, sur sa place en ce monde étrange : « Suis-né trop tôt ou trop tard ? Qu’est-ce que je fais en ce monde ?10 » Le mélange des genres que sa création artistique conduit avec talent est peut-être moins le moyen de brouiller les pistes et de troubler les spectateurs de ses œuvres que de trouver dans les méandres de son esprit imaginatif sa voie propre, entre archaïsme et modernité, artifice et réalité, copie et invention.
1 François Brunet, La Naissance de l’idée de photographie, Paris, Presses universitaire de France, 2001, réédité en 2012.
2 Voir Quentin Bajac et Dominique de Font-Réaulx (dir.), Le Daguerréotype français, un objet photographique, Paris, Musée d’Orsay /Réunion des musées nationaux, 2003.
3 Voir Anthony Hamber, A Higher branch of the Art – Photographing the Fine Arts in England (1839-1880), Amsterdam, Gordon and Breach Publications, 1996 et Dominique de Font-Réaulx, L’œuvre d’art et sa reproduction photographique, Paris, Musée d’Orsay / Cinq Continents, 2006.
4 Ces épreuves sont conservées au Musée des Arts décoratifs à Paris.
5 Voir Anne McCauley et al., Charles Aubry photographe, trad. de l’anglais par S. Aubenas (cat. exp.), Paris, Bibliothèque nationale de France, 1996.
6 Des épreuves de Charles Aubry sont conservées au Musée d’Orsay (dépôt du Mobilier national), au département des Estampes et de la Photographie de la Bibliothèque nationale de France, au Musée des Art décoratifs à Paris.
7 Voir Dominique de Font-Réaulx, Peinture et photographie, les enjeux d’une rencontre, 1839-1914, Paris, Flammarion, 2012, réédité en 2020.
8 Voir Michel Poivert, Peintres photographes, de Degas à Hockney, Paris, Citadelles & Mazenod, 2017.
9 Voir Sylvie Aubenas et André Gunthert, La Révolution de la photographie instantanée, 1880-1900, Paris, Bibliothèque nationale de France, 1996.
10 Paul Verlaine, « La Chanson de Gaspard Hauser », dans Sagesse, Paris, Société générale de librairie catholique, 1880.
Publié dans Markus A. Castor et Heike Kronenwett (ed.), Thilo Westermann. Souvenir de Baden-Baden, Cologne, Snoeck, 2022, p. 23–31.