Martin Thierer  Point par point : Thilo Westermann – Aperçu de l'œuvre (2022)

Aborder une production artistique aussi complexe et « autoréférentielle » que celle de Thilo Westermann requiert de comprendre la genèse thématique et formelle des groupes d’œuvres majeurs qui la composent. Son évolution chronologique a certes été sinueuse, mais la suivre permet néanmoins de saisir à la fois les réflexions et motivations à la base des idées artistiques de l’artiste, les raisons qui l’ont poussé à développer de nouvelles techniques et pourquoi un processus créatif peut parfois s’étaler sur plusieurs années.

Œuvres précoces

Les dessins aux crayons de couleur que Thilo Westermann réalisa avant même de se lancer dans des études artistiques manifestaient déjà son intérêt pour la représentation des plantes. Ce sujet, qui devait devenir le fil d’Ariane de son œuvre, révéla d’emblée sa fascination pour les processus naturels de croissance et de déclin, avec leur artificialité inhérente et la forte charge symbolique qui l’a préoccupé dès le début de sa carrière et dont on trouve des traces dans toute l’histoire de l’art. Nombre de ses œuvres précoces figurent ainsi des lis et des roses, seuls ou sous forme de natures mortes, tandis que d’autres représentent une fenêtre, thème on ne peut plus traditionnel dans l’histoire de l’art. Chez Westermann, la fenêtre resta tout d’abord vide, l’artiste se concentrant sur les objets situés devant elle, comme le montre Bougainvillea (2001), œuvre sur laquelle la plante en couleur, représentée à contre-jour, semble bouillonner d’énergie tant elle contraste par rapport aux autres éléments picturaux dessinés au crayon. De même, dans Jacinthes et bougie sur un appui de fenêtre (2003), dessin réalisé deux ans plus tard, la bougie éteinte et les fleurs disposées devant une fenêtre également vide apparaissent comme éclairées de l’intérieur, ce qui souligne leur fragilité organique face à la rudesse de l’appui en marbre, du vase en verre et du battant en matériau synthétique.

Toujours à la même époque, Westermann rendit avec minutie, également aux crayons de couleur, des fleurs telles que Centaurea cyanus(2002) à différents stades de leur croissance. Pour ces œuvres dans le style neutre des dessins de botanique, sans effet d’ombre ni d’éclairage, il renonça à toute théâtralisation, la structure de la plante se déployant hors de l’espace et du temps comme dans un herbier.

 

Œuvres sous verre

Une question importante se posa lorsque Westermann commença d’exposer au début des années 2000 : comment présenter ces délicates œuvres sur papier tout en les protégeant ? L’artiste expérimenta diverses solutions impliquant un cadre et une vitre, puis choisit d’exposer ses dessins dans des vitrines, comme s’il s’agissait d’une collection scientifique. Ce type de présentation soulignait le fait que les œuvres d’art étaient aussi des objets, à l’instar des ready-mades de Marcel Duchamp qui ne peuvent atteindre la dimension artistique que lorsqu’ils sont exposés dans un musée. Désireux d’intégrer cette mise en scène protectrice à ses œuvres fragiles en petit format, Westermann se mit dès lors à travailler directement au verso d’une plaque de verre. Une des premières œuvres de ce type est une série de quinze peintures sous verre figurant une rose vue sous différents angles, à différents stades de floraison et jusqu’à ce qu’elle fane. Au lieu d’appliquer la couleur en couches successives, comme le font normalement les peintres sous verre, Westermann choisit de composer l’image à l’aide d’une multitude de points, avec un résultat similaire aux trames de points des médias imprimés, l’œuvre étant toutefois et bien évidemment réalisée à la main et non par une machine. C’est ainsi que dans la série Roses (2002), il commença par des points blancs figurant les rehauts, auxquels vinrent s’ajouter des points noirs figurant les ombres, le tout se complétant par une couche de rouge pour les pétales et de vert ou d’ocre brun pour les sépales et les tiges. Westermann transposa ainsi le geste graphique de ses dessins aux crayons de couleur vers – ou plutôt sous – un nouveau support : le verre. Les points de trame apposés à la main lui permirent de conférer de la plasticité à ses motifs floraux, indépendamment de la couleur d’origine du modèle, qui n’est désormais appliquée que dans la phase finale de création, en aplat derrière les points.

De même que les planches de botanique anciennes étaient imprimées en noir puis éventuellement coloriées à la demande, Westermann se concentra tout d’abord sur le contour et la structure des plantes. Et après une période d’expérimentation, il choisit de donner uniquement des compositions en noir et blanc, renouant ainsi de manière cohérente avec ses débuts en tant que dessinateur.

Bouquet (2005), l’une de ses premières œuvres en noir et blanc, figure une splendide composition florale. Ces fleurs en boutons, épanouies ou fanées s’unissent pour former une vanité classique dont la netteté et l’exécution parfaite rappellent la photographie pictorialiste de la fin du XIXe siècle, lorsque ce nouveau médium cherchait à affirmer un style qui lui fût propre en imitant la peinture.1 La publicité pour Prada qui complète la composition de Bouquet renvoie moins à l’intérêt de Westermann pour la mode qu’à l’étude qu’il a menée sur les différentes manières dont le monde est représenté dans les magazines sur papier glacé, les photos et les reproductions d’œuvres d’art sous forme de cartes postales, comme en témoigne celle figurant sur la peinture sous verre intitulée Madone (2007).

Il est intéressant de constater que quelques années plus tard, Westermann s’inspira non pas des nombreuses gravures reprenant des œuvres de l’artiste wallon Pierre-Joseph Redouté (1759–1840), mais d’une de ses rares peintures à l’huile. Néanmoins, à l’instar des graveurs du XVIIIe siècle, il choisit de transposer l’œuvre de Redouté à l’aide d’une fine trame de points, non pas pour la reproduire telle quelle, mais pour se l’approprier en créant une œuvre originale. On retrouve certes sur ces œuvres de Westermann des éléments figurant sur la toile de Redouté (gouttes d’eau au pied du vase, guirlande sur son rebord, bouton de rose en bas à droite de l’image), mais les roses épanouies sont radicalement différentes : la Rosa centifolia aux innombrables pétales de l’original a en effet cédé la place à une variété créée par le Britannique David C. H. Austin (1926–2018), commercialisée en 1992 et baptisée Rose Redouté en l’honneur du peintre.2 Le choix d’une variété de rose moderne et le renoncement au symbolisme baroque des vanités montrent à la fois que Westermann connaît bien l’histoire de l’art et celle des variétés botaniques, et qu’il entend interroger la pérennité de l’histoire et sa légitimité à notre époque.3

Dessins aux crayons de couleur

Westermann revint à un usage plus intensif de la couleur à partir des années 2009/2010. Dans une série de dessins monochromes, le sujet semble passer au second plan, derrière le crayon lui-même. Les compositions de cette époque, rassemblant des hachures, des zones vides et d’autres garnies de fins pointillés, génèrent une impression quasi organique similaire à celle de ses natures mortes sous verre. De plus, le crayon et l’appellation commerciale de sa couleur semblent influencer l’image et son titre, comme en témoignent Gris chaud II (2009) et Gris chaud IV (2011), dessins sur lesquels on croit distinguer des massifs montagneux derrière du brouillard et des nuages suggérés par les zones laissées vides. Par leur caractère subtil, ces dessins ne sont pas sans rappeler les œuvres de peintres paysagistes de la Chine ancienne tels que Fan Kuan 范寬 (960–1030 env.) ou Guo Xi 郭熙 (1020–1090 env.), tout en restant néanmoins abstraits, sans personnage ni objet nous permettant d’estimer la hauteur des montagnes.

Au même titre que les peintures sous verre, les dessins aux crayons de couleur en petit format que Westermann a réalisés sur papier, puis sur des panneaux en Alu Dibond préalablement recouverts d’une couche de fond, sont des objets autant que des œuvres d’art, qui réintroduisent ainsi dans l’œuvre de l’artiste l’aspect matériel presque entièrement occulté par la transparence du verre.

Nouvelle technique

Il n’est donc guère étonnant que Westermann se soit intéressé, en 2013/2014, aux pierres de lettrés d’Extrême-Orient, objets façonnés par le vent ou l’eau durant des millions d’années qu’il avait découverts lorsqu’il étudiait la peinture à l’encre de Chine. Trouvées par hasard ou dans le cadre de recherches ciblées, ces pierres agrémentaient jadis les jardins ou les cabinets de travail des lettré·e·s chinois·es. Leurs cavités plus ou moins profondes intéressaient Westermann dans la mesure où elles renvoient à la relation antinomique entre le plein et le vide, deux notions fondamentales dans les différentes esthétiques d’Extrême-Orient. La comparaison des deux premières pierres de lettrés données sous verre par l’artiste en 2013/2014 souligne l’importance de ce sujet dans son œuvre : sur la première, la pierre se détache en silhouette sur un fond noir, tandis que son reflet sur le bord inférieur de l’image rappelle l’usage chinois consistant à placer ces objets dans une coupe remplie d’eau afin d’associer le solide et le liquide ; sur la seconde œuvre, les deux éléments semblent avoir fusionné avec la pierre, cette impression résultant d’une nouvelle technique employée ici pour la première fois.

Elle consiste à appliquer au verso de la vitre une fine couche de peinture noire, dans laquelle l’artiste dessine l’image point par point à l’aide d’une pointe sèche, avant de recouvrir l’ensemble de peinture blanche. Au recto, des points blancs apparaissent ainsi aux endroits où Westermann a enlevé la peinture noire. On voit donc qu’avec cette nouvelle technique, Westermann ne génère plus les ombres à l’aide de points noirs, mais se concentre désormais sur les rehauts, le sujet se formant dès lors par un ensemble de points lumineux.4 L’artiste peut ainsi modeler à sa guise l’opposition entre le fond et le sujet, typique de ses oeuvres antérieures, pour l’affirmer dans une silhouette ou au contraire l’abolir totalement, selon qu’une ligne sépare clairement les deux éléments ou que seuls des points suggèrent la limite entre eux, de sorte que fond et sujet peuvent s’entremêler pour ne plus faire qu’un.

Tirages uniques

Afin de mettre en exergue son processus de travail et de souligner que ses œuvres en petit format ne sont pas des photos ni des images imprimées comme on pourrait le croire de prime abord, Westermann numérise ses peintures sous verre afin de réaliser un « tirage unique », agrandi six fois dans la plupart des cas ; imprimés en un seul exemplaire et différents de la simple reproduction d’un original, ces tirages uniques sont eux-mêmes des originaux, susceptibles d’être associés à la peinture-source, tout en étant capables de se suffire à eux-mêmes comme des œuvres autonomes. Réalisé à la machine, le tirage unique rend notamment visible le caractère « fait main » difficilement discernable sur la peinture sous verre en petit format. Le tirage unique et l’œuvre peinte sont donc deux visions portées sur un seul et même sujet. Mais alors que la peinture vise à donner une image de ce sujet – fictif ou réel —, le tirage unique se focalise sur les multiples points qui révèlent le geste créatif de l’artiste, l’agrandissement montrant clairement qu’il ne s’agit nullement d’une trame produite à la machine, mais de signes tracés à la main afin de rendre l’objet de manière subjective.

Photomontages

Les études que Westermann a suivies et les séjours en Extrême-Orient qu’il a effectués sont à la source des innovations qu’on lui doit en matière de technique et d’iconographie. C’est particulièrement évident lorsqu’on examine Paeonia lactiflora dans un vase orné d’un dragon en relief (2013) et Lis dans un vase de cristal avec une carte figurant un angelot (2013), deux œuvres souvent exposées ensemble car intimement liées entre elles. La première figure des pivoines, fleurs originaires de Chine, placées dans un vase de style extrême- oriental, tandis que la composition de la seconde inclut une carte postale qui figure un angelot d’Ignaz Günther agrémentant la collégiale de Weyarn, en Bavière, ce personnage de l’image-dans-l’image pointant la main vers un vase en cristal contenant des lis. Il ne s’agit pas ici des fleurs typiquement occidentales bien connues dans la symbolique mariale, mais d’une variété importée d’Extrême-Orient, au même titre qu’inversement, les pivoines de la première peinture sous verre ne sont pas une variété orientale mais une production de l’horticulteur Victor Lemoine (1823–1911), très appréciée en Occident et commercialisée depuis 1906 sous le nom de Paeonia lactiflora Sarah Bernhardt.5 Westermann substitue ainsi l’histoire de la culture des lis et des pivoines au symbolisme traditionnel du langage des fleurs, transmis au fil des siècles et encore lisible au sens classique dans ses premiers travaux. Ce faisant, il ajoute à la tradition iconographique ancestrale une pertinence contemporaine et lui confère un horizon de signification entièrement nouveau.

Le fait qu’une plante originaire de Chine eût pris le nom d’une actrice occidentale devait impressionner Westermann durablement.6 Ses recherches sur l’histoire de la pivoine débouchèrent tout d’abord sur le photomontage « Paeonia lactiflora » aux Waldorf Astoria Towers, New York 2014 (2014), qui, grâce à la numérisation, transpose l’œuvre sous verre figurant la variété occidentalisée de la plante dans l’hôtel de grand luxe new-yorkais, où l’on imagine fort bien la « divine Sarah » séjournant lors d’une tournée. Ainsi transposée dans un environnement néobaroque américain, la pivoine lui confère une note d’exotisme reflétant le fait que l’hôtel est un endroit ouvert au monde, un lieu d’échanges internationaux.

Dans ses photomontages, Westermann explore l’esprit propre aux lieux choisis, associe ce qu’il trouve sur place à des évènements historiques découverts au cours de ses recherches et met au jour des liens qui resteraient sinon dissimulés. De même qu’il crée ses peintures sous verre point par point, il s’imprègne en détail, une photo après l’autre, de l’atmosphère des lieux sélectionnés : il commence par photographier en gros plan la moindre aspérité ainsi que les textures et les reflets lumineux, avant d’assembler ces photos en atelier de manière à reconstituer l’atmosphère qu’il a ressentie sur place. Aux photos « objectives » viennent alors s’ajouter les impressions personnelles, les expériences antérieures et la perception subjective que l’artiste a pu avoir des lieux. La technologie numérique lui permet également d’y intégrer une multitude d’éléments : informations tirées d’entretiens avec les propriétaires, détails historiques, résultat de ses recherches sur des objets de collection, mobilier d’une pièce voisine, etc. Les photomontages de Westermann sont ainsi le résultat d’une mise en scène, comme dans un film lorsque le réalisateur compose le décor de manière à maximiser l’effet produit par un espace apparemment laissé tel quel.7

De même que le long et minutieux processus de recherche et d’assemblage de tous ces éléments peut durer des mois, voire des années, Westermann a mûrement choisi d’associer le Waldorf Astoria et son œuvre montrant la Paeonia lactiflora Sarah Bernhardt. En tant que lieu d’échanges internationaux, un quelconque grand hôtel pourrait bien sûr refléter la situation personnelle de l’artiste lors d’un séjour aux États-Unis, mais l’histoire est plus subtile dans le cas de la résidence de Park Avenue. On sait en effet que la famille Astor était originaire de Walldorf, localité du pays de Bade d’où un certain Johann Jakob Astor émigra à la fin du XVIIIe siècle pour devenir un des hommes les plus riches d’Amérique après une ascension sociale fulgurante. Actif dans l’immobilier et le commerce des fourrures, ce self-made-manmillionnaire importait également de la porcelaine d’Extrême-Orient. Ainsi se justifie l’association de l’hôtel new-yorkais et de l’œuvre de Westermann figurant un vase chinois décoré d’un dragon dans lequel se trouve une pivoine créée en Occident et célèbre dans le monde entier sous le nom Paeonia lactiflora Sarah Bernhardt.

Lors d’un autre séjour aux États-Unis, Westermann avait découvert au Metropolitan Museum of Art de New York une peinture sur soie intitulée Orchidée qui l’impressionna particulièrement. Fasciné par cette œuvre de Ma Lin 马麟 (vers 1180 – après 1256), maître de la peinture à l’encre de Chine, il voulut s’en inspirer car reproduire sous verre, à l’aide de points blancs, la délicatesse des lignes de cette « orchidée si légère qu’on la croirait née d’un souffle », constituait un véritable défi.8 Fidèle à la tradition des artistes classiques qui se perfectionnaient en copiant des tableaux de maîtres, Westermann étudia tout d’abord l’œuvre du peintre actif à la cour des Song, puis réalisa un photomontage représentant le lieu où l’Orchidée se trouve actuellement, à savoir un musée occidental dont la mise en scène a elle aussi été capturée par l’artiste à l’aide d’une multitude de photos en plan rapproché. Sur ce photomontage intitulé « Orchidée chinoise (hommage à Ma Lin) » au Metropolitan Museum of Art, New York 2014 (2014), il a reconstitué la situation initiale et « testé » sa copie au département d’art asiatique du Met. On y voit la notice qui accompagnait l’œuvre9 et mentionnait les références de la peinture à l’encre de l’époque Song,10 ainsi que la genèse de la peinture sous verre de Westermann : « L’orchidée ci-contre s’inspire d’une peinture à l’encre sur soie due à Ma Lin (vers 1180–1256). Cet artiste contemporain de la dynastie des Song du Sud excellait à peindre les fleurs dans une composition hardie et d’une pureté cristalline en supprimant les détails superflus. En s’appropriant le sujet et en le transférant sous verre, Westermann rend hommage à l’ancienne tradition chinoise de copie des oeuvres des maîtres et recrée le motif floral grâce à un pointillage méticuleux. »

L’année suivante, l’artiste répéta l’opération en Chine avec le photomontage « Orchidée chinoise (hommage à Ma Lin) » à l’Himalayas Art Museum, Zhujiajiao 2015 (2015), sur lequel on aperçoit, par une porte ouverte, l’orchidée à l’intérieur d’un bâtiment que le titre permet d’identifier comme l’ancienne annexe de l’Himalayas Art Museum située à Zhujiajiao. C’est dans cette localité, surnommée « la Venise de Shanghai » du fait de ses nombreux canaux et située non loin de Hangzhou où Ma Lin travailla jadis, que Westermann séjourna plusieurs mois en tant que boursier. On retrouve dans ce second photomontage l’interaction harmonieuse entre intérieur et extérieur, élément central de ces jardins, ainsi que le principe de la « vue encadrée » selon lequel une fenêtre ou une porte s’ouvre sur un paysage perçu comme un tableau dans un cadre. Limité des deux côtés, notre regard glisse vers l’image-miroir – le tirage unique en grand format – qui ne nous renvoie pas notre reflet mais nous montre un bâtiment au fond de la cour du musée de Zhujiajiao.

Quant au photomontage « Mascarade chinoise » à l’Amanfayun, Hangzhou 2019–2020 (2020), il renvoie à un lieu situé également dans la région de Shanghai, comme indiqué ci-dessus. S’inspirant de deux assiettes fabriquées en Chine, conservées au Museum für Kunst und Gewerbe de Hambourg et agrémentées d’un décor jadis très apprécié sur le marché local figurant un couple d’Européens habillés à la mode de l’époque, Westermann a créé deux peintures sous verre, Mascarade chinoise (2020) et Mascarade chinoise (2) (2020), sur lesquelles on aperçoit un vase dont le décor reprend les personnages des assiettes ainsi que les pivoines stylisées figurées sur une des deux. En 2020, il « transféra numériquement » une de ces deux peintures à l’hôtel Amanfayun de Hangzhou où, l’année précédente, il avait réalisé de nombreux plans rapprochés du mobilier de l’hôtel (table, chaise, paravent en bois), ce qui lui permit de reconstituer, dans le moindre détail, les lieux tels qu’ils les avait perçus. Dans l’atmosphère de studiolo ainsi créée, le catalogue de la collection de porcelaines du musée de Hambourg voisine avec le tableau sous verre qui s’en inspire. Les deux objets, orientés vers une chaise chinoise dont le dossier en bois sculpté figure une nature morte, semblent ainsi engagés dans un dialogue entre l’Occident et l’Extrême-Orient. On aperçoit également sur ce photomontage un paravent, opaque à l’origine, mais ajouré afin d’ouvrir la perspective sur un des jardins de lettrés que Westermann avait découverts à Hangzhou, sur les rives du lac Xi.

Migrations by Thilo Westermann et Correspondance avec Stéphanie

Pour la peinture sous verre Paeonia lactiflora, Vanda coerulea et Vanda Miss Joaquim dans un récipient sino-français (2017), Westermann s’est inspiré d’un vase couvert de l’époque Qing à décor floral qui fait aujourd’hui partie de la collection du Bayerisches Nationalmuseum de Munich et qu’un orfèvre français a transformé en fontaine de table par l’ajout de pieds en argent et d’un robinet aujourd’hui manquant. Cette œuvre de Westermann est une sorte de « best of » de la production antérieure de l’artiste dans la mesure où on y retrouve une pivoine du tableau Paeonia lactiflora dans un vase orné d’un dragon en relief (2013), une orchidée Vanda Miss Joaquim – fleur nationale de Singapour, peinte à plusieurs reprises par Westermann –, ainsi que l’orchidée de l’œuvre Vanda coerulea dans un vase de cristal (2012), ces trois fleurs formant ainsi avec le récipient une composition où des variétés occidentales et extrême-orientales apparues récemment s’entremêlent dans un processus de réécriture artistique.

L’étude de l’œuvre conservée à Munich et une visite de la Cité interdite de Pékin effectuée en compagnie de la conservatrice, Madame Zheng Hong, ont incité Westermann à dépasser le message de l’image proprement dit et à consigner les résultats de ses recherches dans le livre Migrations by Thilo Westermann, publié en 2023.11 Notons aussi que divers séjours en Virginie ainsi qu’à New York, Pékin, Shanghai et Paris lui ont permis de prendre conscience de la pertinence du concept de « migration des formes » dû à Ruth Noack et Roger M. Buergel. Souhaitant par ailleurs rendre tangible ce qu’il avait observé, entendu et découvert, Westermann a invité ses partenaires à rédiger pour l’ouvrage mentionné ci-dessus des textes sur les thèmes abordés ensemble. Ces textes traitent notamment de l’iconographie de la pivoine chinoise et de la pierre de lettrés sur les porcelaines d’Extrême-Orient, de l’histoire culturelle de la pivoine en général, des pratiques colonialistes de la Compagnie britannique des Indes orientales, des principes économiques visant à maîtriser la concurrence afin de mieux commercialiser les nouvelles variétés de fleurs, ou encore de l’influence occidentale sur la production des artistes et artisan·e·s chinois·es, ajoutant ainsi une nouvelle dimension à l’objectif de Westermann : visualiser les différents processus actifs dans l’histoire culturelle.

En dépit de son caractère scientifique, Migrations by Thilo Westermann donne aussi quelques informations de nature autobiographique, notamment dans Letter to the reader, avant-propos dans lequel l’artiste évoque ses rapports avec les différent·e·s auteur·e·s. La découverte d’une gravure représentant Stéphanie de Beauharnais (1789–1860), fille adoptive de Napoléon et ancienne grande-duchesse de Bade, marqua pour sa part le point de départ de la Correspondance avec Stéphanie. Dans cet ouvrage aux multiples ramifications, Westermann tient compte des circonstances de la vie de la princesse et de son historicité pour lui faire jouer un rôle de muse et d’objet d’étude scientifique. Comme s’il s’agissait d’une collectionneuse d’art contemporaine, il lui adresse – et nous adresse par la même occasion – des lettres manuscrites évoquant ses recherches, ses réflexions et l’état de sa création artistique. Ces nombreuses lettres, dont seules quelques-unes ont été publiées à ce jour,12 rendent compte des évènements politiques et sociaux de notre époque et prennent à l’occasion la forme de traités de sciences culturelles. De même que dans ses photomontages, Westermann y associe l’histoire à l’actualité, la recherche scientifique à la dimension personnelle et subjective, ces documents de fiction dévoilant ainsi les multiples liens qui existent entre les cultures et les époques historiques.

On terminera cet aperçu de l’œuvre de Thilo Westermann en soulignant comment l’intérêt initial de l’artiste pour des motifs particuliers a suscité l’émergence de tout un univers d’associations liées à l’histoire culturelle. Westermann exploite systématiquement les possibilités que lui ouvre le labyrinthe créatif qu’il a généré et nous invite à renouveler nous aussi notre manière de voir afin de sortir des sentiers battus.


1 Voir Dominique de Font-Réaulx, « Mélange des genres », dans Markus A. Castor/Heike Kronenwett (dir.), Thilo Westermann. Souvenir de Baden-Baden, Cologne, Snoeck, 2022, p. 26–28.

2 Voir Michael Marriott, « David Austin’s English Rose ‘Redouté’ », dans Migrations by Thilo Westermann, Milan, Skira Editore, 2023, p. 94.

3 Dans sa « letter to the reader », Westermann indique qu’il fut surpris d’apprendre que, contrairement à ce qu’aurait pu faire un artiste, Austin ne s’était pas inspiré des œuvres de Redouté pour créer la nouvelle variété de rose, mais lui avait donné son nom a posteriori à des fins purement commerciales. Voir « Letter to the reader » dans Migrations by Thilo Westermann, op. cit., p. 9–10.

4 Voir dans le présent ouvrage : Xavier Salmon, « Dessiner avec la lumière », p. 9–11.

5 Voir Jane Fearnley-Whittingstall, « The Migration of Peonies », dans Migrations by Thilo Westermann, op. cit., p. 65.

6 Dans son dossier (janvier 2022), Westermann a pu écrire : « Ainsi la pivoine, ayant ses racines en Asie orientale, était-elle considérée comme un objet de luxe très prisé lorsqu’elle fut introduite en Occident, où elle a ensuite été cultivée. […] Baptisée d’après la vedette du théâtre fin de siècle, la plante a ainsi été elle-même dépouillée de son nom, et donc définitivement de ses origines extrême-orientales. Dès lors, elle était entièrement inscrite dans le canon de la culture occidentale. »

7 Sur les rapports entre le cinéma et les photomontages de Westermann, voir Markus A. Castor, « Écrire, pointiller, exposer et le montage du temps. L’arpentage poétique de Thilo Westermann entre nature, exploration scientifique et histoire – une introduction », dans Markus A. Castor/Heike Kronenwett, op. cit., p. 7–8.

8 Thilo Westermann, Dossier, op. cit.

9 Cette notice fut reproduite en conservant la faute d’orthographe du texte original en anglais (« stripped way »).

10 « Related art work: C. C. Wang Family, Gift of the Dillon Fund, 1973 (1973.120.10) »

11 Voir « Letter to the reader », op. cit., p. 6–7.

12 Markus A. Castor/Heike Kronenwett, op. cit.

Traduction : Marcel Saché
Publié dans Vitromusée Romont (ed.), Thilo Westermann et l'art de dessiner sous verre, Berlin/Boston, De Gruyter, 2022, p. 13–44.