Les œuvres de Thilo Westermann – qu’elles soient réalisées au revers d’une plaque de verre, sur papier, sous forme de livre et, seulement en apparence, sur pellicule, en fait un fichier qui nous sépare de la réaction du capteur photographique – irritent le temps. Les techniques qu’elles empruntent mènent leur propre cadence. Scanner, déclencher et exposer, pointiller et dessiner, monter, encadrer et puis enfin écrire, tout cela donne le rythme à la chorégraphie de l’œuvre. Le compactage des procédés dans l’œuvre de Thilo Westermann, le millefeuille des genres canoniques de l’art, rendent impossible, en termes de perception, le discernement des différentes natures de ces processus. Monotype, gravure, tirage photographique et dessin sont convoqués, métamorphosés ici en un procédé technique de post-production numérique, mais sans jamais tirer un trait sur leur origine : le goût historique. Lorsque nous regardons ces passages de frontières entre différents médiums, nous sommes saisis par une frénésie mentale, et en même temps les images qui en découlent engendrent un silence déconcertant, même presque inquiétant. Elles nous donnent à voir une structure modulaire dont les jointures peuvent se défaire à tout moment pour se reconnecter dans une configuration différente. On pense à des arrêts-sur-image : avec les montages photo semblables à des natures mortes, qui nous évoquent les gros plans oppressants d’Hitchcock, par exemple lorsque Ingrid Bergmann grave avec sa fourchette un motif rayé sur la nappe damassée, motif qu’on retrouve ensuite à plusieurs reprises dans le film et qui déclenche un flashback psychotique chez Gregory Peck dans le rôle de John Ballantyne [fig. 1]. Ou encore avec les récits des correspondances, qui rappellent les perspectives d’un Alexander von Humboldt ou d’un Aimé Bonpland, le botaniste de Malmaison, que l’on voit affronter le cosmos végétal dans Orinoko de Diego Rísquez [fig. 2]. L’immobilité, le silence oppressant qui transforment la luxuriance d’une esthétique hôtelière en images de questionnements muets, résultent des conditions de création des œuvres. Ils conduisent, ici à une lenteur délibérément voulue, là à une lenteur technique, contraignante, due au traitement du matériau. Et seule l’immersion patiente dans cette vision très personnelle des choses nous permet d’attribuer une histoire, un sens à la contemplation des images, qui viennent soulager la tension devant l’image. Le cadre narratif, si l’on veut, contribue à la résolution de l’énigme, même si, dans les pages des chapitres ouverts, nous nous retrouvons à nouveau immergés dans des profondeurs insondables.
Dans la réunion éphémère des objets de l’exposition intitulée Thilo Westermann. Souvenir de Baden-Baden, l’œuvre de l’artiste prend la forme d’une coupe transversale à travers le temps. Le livre et l’exposition concentrent des points de vue, des témoignages et des images, qui sont le produit des années durant lesquelles l’artiste s’est consacré à sa correspondante Stéphanie de Beauharnais. Pour la fille adoptive de Napoléon et épouse du prince héritier Charles Louis Frédéric, grand-duc de Bade, le lieu de l’exposition est celui de sa résidence d’été. Cette relation entre l’artiste et Stéphanie, qui meurt à Nice en 1860, n’est pas terminée à ce jour. Elle se poursuit, notamment avec une visite de l’hôtel de Beauharnais à Paris à la fin de l’été 2021.
À ce jour, nous disposons de peintures sous verre, de tirages uniques, photomontages et dessins, et de nombreuses lettres. Dans leur juxtaposition, il est impossible de séparer les choses et de les ordonner. Dominique de Font-Réaulx nous initie, dans l’analyse des images, aux secrets des techniques et aux éléments de dialogue avec l’histoire de l’art, à l’aide d’une étude rapprochée des formes, des matérialités et des textures, et enfin de la double nature des œuvres photographiques de Thilo Westermann. Cela nous aide à mieux comprendre l’œuvre et la vie de l’artiste, entre artificialité et sens du réalisme, rétrospection et modernité. Dans sa contribution, Harriet Zilch jette un pont entre la migration des motifs issus des photomontages et les lettres adressées à Stéphanie. Car les pages décrites permettent aussi de graver, les pensées et souvenirs notamment, et nous évoquent la forme d’un roman épistolaire, qui engageait par la fiction un dialogue entre Héloïse et Abélard. La référence d’Anne Reverseau au « tournant archivistique » (archival turn) dans l’art récent nous aide à comprendre le rôle de muse de Stéphanie, entre matérialisation dans les lettres et dématérialisation imaginaire. Le texte de Magali Nachtergael Je vous écris une lettre... nous montre combien la lettre en tant que genre, mais aussi ses particularités linguistiques formelles, sont influencées par ses prédécesseurs français, des lettres fictives de Marivaux aux Salons de Diderot dans la Correspondance Littéraire.
Le littéraire est le garant de la mise en place d’une narration, d’un récit déroulé à travers les époques, qui ne propose en aucun cas des histoires linéaires, mais entraîne bien plutôt l’histoire dans les méandres de la simultanéité du privé, de l’anecdotique, du romanesque. Par moments, l’historien de l’art Westermann nous livre des passages d’un exposé scientifique. Le tout reste ancré dans la poétique tranquille d’une intériorité qui caractérise aussi bien ses lettres que l’ensemble de son œuvre. Après avoir lu ces pages, nous ressentons d’autant plus fortement le contraste d’abord brutal dû à l’impact de l’œil sur la surface brillante du verre.
Peindre sous verre, sculpter la lumière et l’effet Doppler de la photographie
Le revers peint du verre, un grillage de noir et de blanc, accessible seulement à l’œil et non plus au toucher, nous rappelle les gravures sur cuivre des maîtres anciens et leur processus de création sur plusieurs années, et nous fait l’effet d’une signature inscrite pour l’éternité. Comme sur les supports de stockage en verre de HAL, les disques contenant des informations programmées de la salle des ordinateurs de L’Odyssée de l’espace de Stanley Kubrick, des formations apparaissent ici [fig. 3]. La transparence contraste avec la dureté des symboles lentement émergés de la coordination de l’œil et de la main. Les pointillés dégagés de la couche picturale noire au revers du verre nous permettent d’observer en gros plan microscopique le fantastique devenir d’un autre, d’une fleur, comme existence moléculaire derrière les objets, dont nous expérimentons l’apparence sur la plaque de verre [fig. 4]. La technique des pointillés sur verre pourrait nous faire penser à des chiffres en code binaire gravés au laser, à une image générée par le on et le off, le clair et l’obscur. C’est l’inverse qui se produit, et la précision manuelle de la finition s’enrichit ainsi du temps et de la passion, de l’effort et de l’accomplissement de la création individuelle, de main d’homme. Dans la mesure où elle nécessite un gros plan grossissant, elle est une œuvre d’une autre dimension. Comme un casse-tête entre un carré bidimensionnel et une sculpture, la peinture sur verre renvoie en même temps aux processus rétiniens, presque une opération à œil ouvert, qui entreprend le déblayage des récepteurs réagissant à l’allumage et l’extinction de la lumière.
Le simulacre, comme résultat de plusieurs semaines de travail manuel et optique, connaît ce que l’on pourrait presque appeler un dédoublement philosophique lorsque nous découvrons le résultat dans sa répétition sous la forme d’un tirage unique. Ici, le procédé de numérisation en haute résolution décide de « l’image de l’image », dont les pixels nous restent invisibles à l’œil nu. Il est question là aussi des conditions physiologiques de la vision, car ce sont l’échelle et la capacité de résolution de l’œil qui déterminent si nous pouvons reconnaître la nature de l’image jusque dans ses éléments constitutifs. L’ensemble des lettres à Stéphanie ne fonctionne pas si différemment, ici en termes d’histoire. Plus l’écriture dévoile des détails, plus notre vision des évènements s’enrichit, et des réalités se révèlent bien au-delà des récits habituels, comme des inclusions du facteur humain. Ici comme là, nous sommes renvoyés aux pierres de construction de l’existence, dans l’image à celles du visuel, comme la plus petite unité de la représentation qui, en entrant dans la perception, crée des chimères dans notre cortex. Nous prenons conscience des conditions physiologiques de notre vision, de l’addition des données à une image rétinienne et en même temps de la dépendance à l’égard des interprétations cérébrales, individuelles, du monde visible.
Les déformations d’espace comme signification
Les photomontages, et dans un deuxième temps le collage réitéré sous forme de livre, mènent à une dislocation, à la création d’existences secondaires qui déplacent encore une fois le contexte de l’œuvre unique et celui de notre perception. Comme dans une exégèse, lorsqu’on la rencontre à nouveau sur des tables ou des consoles, l’œuvre sous verre obtient un nouveau verre focal. Il ne s’agit pas seulement de changements d’échelles ou de lieux qui nous font prendre du recul, par exemple en regard de la résolution de l’impression et de celle du tout-ensemble. Nous remarquons que tous les procédés opèrent de manière complètement différente avec la lumière. Ici, le dégagement progressif dans le travail de retrait du noir cosmique peint au dos de la plaque de verre, l’œil suivant de près les opérations des doigts et de la main ; là, le procédé de numérisation mécanique. Ensuite, le déclenchement de l’obturateur comme récepteur technique des ordres de la volonté. Et enfin, le collage numérique, qui cherche à souder et à dissimuler les coutures des niveaux ontologiques.
Avec l’entrée dans un nouvel endroit, via le lieu, se déplace aussi le temps. À la lumière physique du studio de l’artiste vient s’ajouter la vitesse de la lumière micro-électronique des semi-conducteurs, laquelle, dans la postproduction, mène à des scènes et décors quasi cinématographiques. La force de persuasion des mondes assemblés consiste, comme les surréalistes l’ont prédit, à réunir des choses issues des contextes les plus divers, en faisant disparaître leurs coutures et en créant ainsi un nouveau tiers, qui vient mettre en lumière la vérité qui réside dans chaque chose. Dans le cas de Westermann, cela se fait sans choc provocateur, et sa technique est qui plus est convaincante. Comme si les collages faisaient fusionner les différentes temporalités de leurs composants en une nouvelle, dans un arrêt et un étirement simultanés du temps. L’imbrication des formes d’art et des « niveaux de narration » a pour effet de perforer le temps, du moins notre idée commune d’un temps agité ne progressant que dans une direction, celle de la nervosité tout autant que du système oscillant des horloges mécaniques avec leurs ralentissements, qui, au XVIIe siècle, avec Christian Huygens, annonçaient le triomphe du rythme de travail et de la vie. En regardant les œuvres dont les objets sont suspendus et représentent quelque chose là derrière, au-delà de la gauche ou de la droite de l’image, nous nous sentons comme soustraits au caractère fugace du temps.
Il en va de même du lieu. Sans titre, nous restons désorientés, même en étant fixé devant les choses. Et seule l’affectation linguistique à un lieu ajoute à l’image le coloris de la pièce, son atmosphère. Avec les coupes franches sur les bords de l’image, nous imaginons inévitablement un environnement, l’imagination pure devient alors une partie de l’œuvre existant réellement. Les lieux émergent dans la simulation de l’œuvre d’art, sous la forme d’une réalité elle-même montée à son tour. Mais c’est seulement le récit autour de l’œuvre en tant qu’objet qui déchiffre pour nous la nature de l’environnement, sa signification et sa saveur.
La simultanéité de l’être dans l’autre lieu
Amherst, Berlin, Karlsruhe, Baden-Baden, Paris, les adresses de l’expéditeur des lettres donnent l’image d’un globe-trotteur, les lieux contrastent entre des métropoles comme New York et une nature lointaine et sauvage (l’Himalaya) ainsi que des villes contemplatives au rythme de vie ralenti, Baden-Baden. Le facteur unificateur, c’est la curiosité de l’explorateur, telle qu’elle s’est cristallisée dans les héros des expéditions du XIXe siècle. Ce désir de voyage, ce désir d’inconnu, trouve un écho, par exemple, dans la lettre du 28 janvier 2020, dans laquelle Westermann évoque la Compagnie britannique des Indes orientales, puis William Amherst, gouverneur général des Indes de 1823 à 1828, pour étonnamment parler juste après de fleurs et d’une séance photo à Düsseldorf. Il s’agit de la plante Amherstia Nobilis, le très rare « arbre à orchidée », une plante légumineuse qui pousse en Asie, qui était à l’époque encore inconnue des jardins botaniques européens et fut décrite pour la première fois par le botaniste danois Nathaniel Wallich en 1829. Il était notamment membre de l'Académie Leopoldina de Halle et de l’Académie des sciences de Paris, et c’est par son intermédiaire que de nombreuses plantes d’Asie se sont retrouvées dans les herbiers européens. La comtesse Amherst, Sarah, épouse dudit gouverneur et elle-même botaniste, était en contact avec Wallich et fait l’objet de la lettre de Thilo à Stéphanie, entre recherches botaniques, historiques et en histoire des sciences. Deux ans plus tôt, le 18 avril, l’artiste fait état de l’avancement de son travail et de la perspective de pouvoir le poursuivre à Paris. Il le fait depuis la ville d’Amherst, celle de Virginie et non celle du Massachusetts, où l’astéroïde de la ceinture principale de notre système solaire, Amherstia, a été découvert en 1903, mais depuis sa résidence au Virginia Center for the Creative Arts. Fondé par Elizabeth Coles Langhorne et Nancy Hale, la première femme reporter du New York Times, son emplacement nous ramène à ce qui semble fasciner Thilo Westermann : la botanique dans son exotisme. En effet, la résidence d’artiste d’Amherst se trouve dans une ancienne laiterie sur le Mount San Angelo qui nous offre au regard un pays de Cocagne d’arbres et de plantes rares, notamment d’Asie. Avec son antenne à Auvillar sur les rives de la Garonne, cette chaîne d’associations nous ramène en France.
Les lettres et leur technique narrative tout ensemble ont l’air d’avoir un lien de parenté avec les images. Elles produisent des raccourcis apparents, des sauts qui nous ouvrent de nouveaux horizons, qui nous mettent sur la piste de connexions sinueuses et génèrent du sens à travers elles. Tous deux, le voyage comme expérience de passage [fig. 5], en référence à la flânerie dans l’œuvre de Walter Benjamin, et la botanique, comme une fascination reliant Thilo et Stéphanie, nous conduisent du corpus de lettres à des œuvres concrètes. Les mises en scène numériques des photomontages de l’artiste nous montrent le portrait de profil de Stéphanie, inversé par la gauche, aux côtés d’un téléphone ou de l’image d’un vase de cristal avec une Vanda Miss Joaquim, une orchidée hybride [p. 70-71]. Ce n’est qu’en passant que nous remarquons les livres empilés portant les titres Männer und ihre außergewöhnlichen Gärten [Les hommes et leurs jardins extraordinaires] et Jardins chinois, qui transforment l’image en l’expression d’une passion persistante. Ici aussi, la superposition, la réunion dans la simultanéité crée un passage, qui est un voyage dans le temps vers plusieurs lieux. Le livre de la collection Oetker sur les Masterpiece Hotels entre les Antilles et Antibes pose à nouveau la question des lieux, ces jardins du paradis imaginaires qui nous promettent un « être d’Eden » [Eden Being], titre d’une série de la pile de livres qui vient réinventer jusqu’à ce lieu unique en répétitions.
Espaces conjoints
La peinture sous verre de l’Amherstia nobilis [fig. 6] dédiée à Vishnu Persaud, l’un des dessinateurs du compendium de Wallich en trois volumes, Plantae Asiaticae Rariores (1830-1832), introduit l’image monumentale de la fleur de « l’arbre à orchidée » dans son contexte fictionnel. Grand au-delà de toute mesure, coupé et renvoyant ainsi à un au-delà, il sert de fond plongeant dans le noir sans lumière, devant lequel le buffet en noyer est repoussé vers l’espace aux extrémités du tableau [p. 180/181]. L’exotisme demeure ici dans la perspective du regard européen. La statuette assise, dorée, dont la surface vieillie renvoie à sa propre mesure du temps, représente celui qui, passé du Bodhisattva à l’illumination du Bouddha, a été libéré du cycle des choses et des besoins. Par sa dorure, il semble briller de l’intérieur. Avec la lampe électrique et l’abat-jour orientalisant, ainsi qu’avec le chandelier, les objets de l’image montrent la distance temporelle au moyen d’un médium : la lumière, qui est la raison et la cause première de notre perception de l’œuvre d’art, qui apparaît doublée à nos yeux. Ni la lampe ni la bougie d’avant l’ère d’Edison ne brillent, la source de lumière en est une troisième, de même que les bâtonnets d’encens ne déploient pas leur braise incandescente. Ce n’est que dans l’imagination et de manière invisible que leurs odeurs et leurs molécules remplissent l’espace de l’entre-deux, comme le rayonnement de fond d’un amalgame de lieux et de temps.
Stéréométries, plans spatiaux obéissant à leurs propres lois entre peinture sous verre et tirage unique, ils incluent également, dans le photomontage, les plans de la pièce dans laquelle l’œuvre est présentée. Les sols en parquet ou en linoléum, les murs en béton, les rideaux et le verre des fenêtres « reflètent » cette philosophie des surfaces, des transparences, du voir et de l’éclairage [fig. 7]. L’espace lui-même, l’atelier, le hall d’entrée, pénètrent dans l’œuvre, un retroussement de l’extérieur vers l’intérieur de l’œil, comme le tourbillon d’un trou noir qui avale la lumière et fusionne ainsi l’espace et le temps en un, tout en éclairant pourtant tout ce qui est rectangulaire. Ces espaces focalisent en même temps toujours notre regard sur la matérialité des surfaces. Dorures, porcelaine, verre, bois poli, béton, papier, formica et placage. La surface plus ou moins parfaite, lisse et dure, contraste avec la délicatesse des images, des caractères et des lettres de l’écriture manuscrite des autographes de la Correspondance avec Stéphanie pour produire une puissance poétique tranquille. On pourrait parler d’une observation froide et tranquille des vulnérabilités, du caractère transitoire, qui, ainsi inscrits dans la permanence de matériaux durs, sont préservés de la finalité implacable de la mort. L'enlèvement de la couche noire, la photographie et la recréation en pigment font ressortir les choses du temps écoulé.
Cosmogonie du pavot
Plus les œuvres de Thilo Westermann semblent imbriquées dans ses montages et nous offrent un espace d’association dans l’élan de l’entrelacement des temporalités, plus les choses nous paraissent isolées dans ses peintures sous verre et ses tirages uniques. Cela est dû à la noirceur profonde de l’arrière- plan, dont le néant nous prive de toute donnée sensorielle, comme un aveuglement froid en l’absence de lumière. Le plan noirci au revers de la plaque de verre devient un fonds sans espace ni direction, générant l’infini d’une profondeur cosmique, qui permet alors à l’objet de rayonner vers le spectateur comme une présence inéluctable. Ce sont les particules de lumière, les ondes lumineuses jaillissant du néant à l’arrière, qui provoquent ce phénomène visuel. L’artiste y parvient en adossant à la plaque un plan d’un blanc pur derrière l’image, qui fait l’effet d’un plan dématérialisé.
Dans la peinture de l’Argémone mexicaine [fig. 8], qui s’avance inopinément par la droite dans le plan carré du tableau, les feuilles du pavot se déploient presque en une constellation planétaire contre le froid glacial de l’espace, comme s’il s’agissait de voiles solaires aux feuilles blanches cherchant à se saisir de la lumière. Ses pétales filigranes et vaporeux répètent la réflexion à travers l’espace et la surface de la plaque de verre noire (et, en dernier lieu, de la feuille de papier dans le livre). Avec ses segmentations et sa forme circulaire à la silhouette irrégulière, la fleur oscille entre les deux dimensions, celle du déploiement et de la représentation bidimensionnels et celle de l’espace infini. Dans l’interstice de la contemplation, l’œil semble opérer un glissement de la tridimensionnalité habituelle vers une quatrième dimension. Ce n’est pas sans raison que cette fleur s’est retrouvée pressée entre les pages d’innombrables albums de poésie. Les tiges et pétales de fleurs contrastées qui, par le noir des contours, font flotter la « planète de la sensibilité » comme en apesanteur dans l’espace, contrastent silencieusement avec le spectacle de la floraison planétaire nocturne. Avec leurs courbures dans l’ombre de l’espace, les formes hyperparaboliques sont comme de petites ancres dans l’espace, qui nous laissent plus deviner que pénétrer la géométrie de la danse cosmique. Et personne ne nous révèle qui vient éclairer ce paysage silencieux, la lumière semble venir de nous, et pourtant elle brille vers nous depuis les profondeurs de l’espace.
Le dessin aux crayons de couleur de la rose, qui se relève du fond blanc de la feuille comme un souvenir estompé, suscite quelque chose de similaire avec des moyens opposés [fig. 9]. Les plis et les couches des pétales de rose, qui nous révèlent l’architecture complexe de la fleur, sont, ici encore, les allusions au contour, là, un condensé coloré de sensations presque olfactives. Le regard macroscopique sur la feuille ne trahit aucune ligne, aucune frontière, et le regard sur les pointillés de l’objet représenté fait à nouveau fusionner les traces des crayons de couleur avec leur support, le papier. Le pavot nocturne, en apesanteur, hors de tout espace – la rose, se dissolvant en scintillant dans la lumière. Nous avons affaire ici à deux pôles, aux frontières desquels les deux œuvres posent la question des réalités du monde visible. Elles le font notamment en se référant à la physiologie de la vision, au miracle de l’œil interprète qui, en tant qu’organe cérébral, donne activement naissance à l’imaginaire dans l’assemblage des informations. Ce « relâchement dans la réalité » créatif sous-tend également l’ensemble de l’œuvre, le dialogue avec Stéphanie de Beauharnais qui s’est instauré au fil des années. Non moins réel que tout ce qui est médiatisé, il donne lieu à des voyages, à des conversations, à des nuitées et à la vie dans des chambres d’hôtel, à des visites d’archives, à des heures passées dans le studio et à des expositions dont les visiteurs réels renouvellent le cycle en faisant une nouvelle entrée dans l’imagination.
Passages
Ces images, qui nous offrent un aperçu de la genèse de l’œuvre en tant que corpus, sont des tranches de temps, des prises de vue d’un moment arrêté dans les passages, entre départ et reconstitutions, d’un état dont toute agitation a été chassée. Et malgré l’exotisme qui évoque l’imaginaire associé à des terres lointaines et tropicales, tout dans l’œuvre de Thilo Westermann – les images, les textes, l’artiste lui-même – reste cosmopolite et, d’une manière toute spécifique, « cultivé », une culture qui saisit la confluence de la conscience historique et de la modernité non seulement comme une manière d’être intellectuelle, mais aussi esthétique. Si nous devions choisir un équivalent musical à l’œuvre pictural d’une progression existentielle philosophique, nous penserions à la fugue avec sa polyphonie, le développement dans le temps qui surmonte sa propre linéarité avec des variations et des répétitions. Aucun introït ou final pompeux ne vient ici fixer un point de départ ou d’arrivée. Les variations, jamais conclues, font de l’œuvre un compagnon constant.
Quoi de plus beau pour un artiste que de façonner ces réalités en vivant cette existence passionnée et aussi son œuvre comme mode de vie. Comme dans une courbure spatio-temporelle qui s’expérimente dans la relativisation de tous les ingrédients mentionnés, nous sommes aspirés dans l’ontologie derrière le verre ; cette surface impénétrable qui nous sépare si souvent dans notre vie quotidienne, sur des smartphones ou des écrans animés et télécommandés, des rencontres les plus éclairantes. Il s’agit de la rencontre créative avec les protagonistes les plus intéressants, les choses les plus exotiques et les acteurs les plus importants de l’existence. Les transparences de Thilo Westermann et ses perforations du temps, la tangibilité de ses oeuvres ainsi que leur portée poétique et philosophique nous permettent d’entrer dans l’histoire culturelle comme une actualisation individuelle, parfois même intime. Et cela, nous ne le faisons pas comme une simple réflexion spéculative sur une œuvre d’histoire de l’art, car c’est précisément l’engagement dans la lecture des traces, la privatisation biographique des affects cultivés, qui font de cette traversée en même temps toujours aussi une expérience sensorielle. La préférence de Westermann pour les surfaces lisses – elles sont bien souvent elles-mêmes le résultat d’un processus élaboré et d’une fabrication artisanale – résultent dans ses œuvres en un temps scellé. Tout comme l’impression des photomontages au moyen du procédé Diasec, qui nous séparent de l’espace dans l’image par une autre couche d’acrylique et soulignent ainsi l’existence dans la photo, les perforations par lesquelles notre contemplation pénètre ces couches conduisent à la découverte du monde derrière les surfaces. Ce sont ces transparences superposées qui favorisent la vision et déplacent le temps dans un nouveau flux. Nous découvrons ainsi la chaîne infinie des êtres d’un Arthur O. Lovejoy, l’entrelacs perpétuel de l’histoire naturelle tout comme du destin humain. Et dans cette découverte, avec le travail de Thilo Westermann, nous prenons également conscience des conditions de cette expérience : l’espace et le temps comme formes de la perception, la deuxième révolution copernicienne et le décalage spatio-temporel d’un Emmanuel Kant qui, dans la contemplation des tableaux et la lecture des lettres, transforment la présence de Stéphanie de Beauharnais en réalité.
Traduction : Aude-Line Schamschula
Publié dans Markus A. Castor et Heike Kronenwett (ed.), Thilo Westermann. Souvenir de Baden-Baden, Cologne, Snoeck, 2022, p. 7–20.